N’attendez pas trop de la fin du monde

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Commentaires
05/12/2023 01:08:50

N'ayant jamais vu de film de Radu Jude, je ne savais pas trop à quoi m'attendre. Et en fait si je devais le résumer, on serait sur un film d'Haneke, mais avec du cœur. Le film déploie une forme de cynisme similaire à ce que j'entends dire du cinéma d'Ostlünd, mais miné de l'intérieur par des personnages bien décidés à ne pas se laisser faire. Pas tous les personnages évidemment, puisqu'il paraît clair à la fin du film que Jude est loin de renvoyer dos à dos exploiteurs et exploités. Passons.  Ce qui a d'abord brouillé les pistes pour moi, c'est l'utilisation par Angela d'un alter ego mascu horrible (on cite Andrew Tate, ça vous donne une idée) pour se défouler et dire des horreurs. Je me suis demandé quel fonction cet avatar avait pour le personnage. Celle-ci finit en fait par lâcher le morceau un peu plus tard. Elle parle (et on le constate) de faire tomber un peu la pression. Elle parle aussi d'éduquer par la caricature (de fait, la critique a un peu relevé le caractère bizarrement didactique du film, qui double par là le projet de son héroïne fictionnelle). Angela est un personnage assez complexe, très cultivé et aussi très vulgaire, qui traverse le film de façon plus ou moins fantomatique. Loin d'être la prolo modèle, elle est plutôt noyée dans le flot, bien consciente de ce qu'il se passe mais incapable de s'en extraire, et se ménage pour ne pas sombrer quelques moments de respiration (un coït rapide en voiture, une pause en Bobita dans les chiottes d'un luxueux hôtel) dont on pourrait d'ailleurs questionner le statut. Jude montre une forme d'apathie de la société civile, et filme l'absurdité d'un système (il est question d'un spot pour la sécurité des travailleurs commandée par une boite responsable de l'accident du travailleur retenu comme acteur pour le film, par ailleurs en procès avec ladite boite) qu'un autre pan du récit compare aux années Ceausescu. C'est peut-être là dessus que j'ai trouvé le film moins convaincant. On acte les ruptures (des quartiers de Bucarest disparus) et des continuités (le sexisme, entre autres choses) mais j'ai trouvé ces séquences un peu trop platement illustratives. Je n'ai aussi pas bien saisi l'intérêt des petits jeux montage sonore qui déforment les extraits "d'époque" montés en parallèle des voyages d'Angela. Mais peu importe au fond, ce n'est pas grand chose au regard de ce que le film a remué en moi.

Message édité
05/12/2023 02:12:39

Pour ce qui est de la part "cultivée" du personnage principal : toutes ses références semblent tenir de la petite anecdote et d'une espèce de "zapping culturel" plutôt que d'une familiarité profonde avec tel ou tel sujet. Elle connaît un nom par-ci, un titre par-là, souvent accompagnés d'un commentaire d'une phrase du type "le saviez-vous", comme si elle avait emmagasiné tout ce savoir non par l'étude au sens classique mais par le biais de comptes twitter ou instagram qui mettrait en avant une anecdote culturelle par jour. Et en même temps c'est une façon d'envisager "la culture" (ou ce qu'on nomme ainsi) qui semble très répandue, éminemment contemporaine, y compris au sein de cercles de spécialistes (dans la cinéphilie, à tout hasard - il n'y a qu'à voir les critiques les plus mises en avant sur letterboxd par exemple) ; la culture comme prolifération de références à usage social et/ou comme mosaïque constituant son imaginaire, avec souvent un rapport de pure surface et accumulatif. 

05/12/2023 02:19:34

Par ailleurs je partage tes réserves quant aux extraits intégrés de l'autre film, ou du moins j'ai eu du mal à savoir qu'en faire, mais l'entretien de Radu Jude dans le petit dépliant à l'entrée du cinéma m'a aidé à y voir plus clair :

"Q : ET LE DIALOGUE AVEC LE FILM DE 1981 DE LUCIAN BRATU, ANGELA MERGE MAI DEPARTE ?

Radu Jude : Là, l’idée était de proposer en quelque sorte le portrait d’une femme chauffeure dans la société capitaliste post-totalitaire, par opposition à celui d’une femme chauffeure sous la dictature communiste. C’est le seul film de cette époque avec un personnage de ce type. Il ne rentre pas dans la catégorie des grands films de la période, et il peut être perçu comme un long métrage conventionnel pour ce qui est de la censure. Lucian Pintilie ou Mircea Daneliuc étaient des réalisateurs plus franchement subversifs - ce sont mes cinéastes préférés de l’époque – et Lucian Bratu ne l’était pas, en apparence. Mais en y regardant de plus près, j’ai découvert que ce film regorgeait d’éléments subversifs, lancés comme des bouteilles à la mer. Par exemple, il est tourné dans les beaux quartiers de Bucarest. Mais comme on est aussi dans du cinéma direct, on y voit parfois brièvement des choses qui ne devraient pas y figurer: des pauvres aux vêtements miteux qui attendent le bus, des gens qui font la queue pour de la nourriture, des murs délabrés, etc. Ce sont de brefs instants, quelques secondes maximum. Mais pour moi, ce sont en quelque sorte des messages dans une bouteille, comme je disais. C’est pourquoi j’ai ralenti ces moments qui ont échappé à la censure, pour les rendre visibles aux spectateurs d’aujourd’hui et permettre leur analyse. Et ça les rend plus poétiques. Aussi, confronter les images de 1981 avec celles d’aujourd’hui, est une manière d’inviter les spectateurs à réfléchir au processus de représentation, au montage comme outil d’analyse ; par exemple ce que ça représente de faire un film sous la dictature ou dans un contexte de liberté politique ; pourquoi aujourd’hui, dans une société libre, Bucarest est une ville où il ne fait pas bon vivre ; pourquoi on accepte, nous les citoyens, d’être traités comme du bétail par des politiciens corrompus et par des entreprises ou des patrons qui ne pensent qu’à l’argent ; qu’est-ce qu’une image, et la capacité des images à représenter la réalité et à la manipuler, etc."

05/12/2023 02:20:16

Melaine a écrit :

Et en même temps c'est une façon d'envisager "la culture" (ou ce qu'on nomme ainsi) qui semble très répandue, éminemment contemporaine, y compris au sein de cercles de spécialistes (dans la cinéphilie, à tout hasard - il n'y a qu'à voir les critiques les plus mises en avant sur letterboxd par exemple) ; la culture comme prolifération de références à usage social et/ou comme mosaïque constituant son imaginaire, avec souvent un rapport de pure surface et accumulatif. 


Louder king ! 


Non plus sérieusement, j'ai eu des flashs de comptes twitter et youtube en lisant ça 

05/12/2023 12:55:11

Merci pour le partage de l'itw qui éclaire effectivement mieux cet aspect du film. 

J'étais un peu passé à côté de ce que tu dis sur la culture des personnages mais le point de vue se défend bien en fait, je pense que la lecture est juste. Ça ne fait que renforcer l'impression que tous les personnages sont dans une espèce de mélasse dont ils peuvent difficilement s'extraire, finalement.

05/12/2023 13:45:49

A noté que  cette mélasse que tu soulignes  est magnifiquement figuré par cette grande scène, où, la famille prolétaire reste assis dans un long plan fixe,  tout ce qui se passe autour est observé mais  aucune intervention ne surviendra, le chéque promis à la fin semblant être une raison suffisante à la modification de chaque parole sur la réalité des faits. 


Aussi le film arrive à magnifiquement capté  une technologie qui nous entoure, avec  ces conférences zooms,  que ça soit le pécheur dans l'espace ou la grande réunion, tous les deux très drole. En captant le réel il restitue juste l'époque, c'est con à dire mais j'avais pas encore vu ça au cinéma. 

07/03/2024 12:25:04

Je viens de me finir ce gros morceau de film...


J'ai lu quelque part que ce réalisateur était un descendant de Godard et effectivement, il partage avec lui un gout pour le montage et les expérimentations qu'on peut faire avec.

Que ça soit notamment par le fait d'incorporer les images d'un "vieux" film de l'époque communiste afin de faire un montage alterné avec ces propres images, avec dans les deux cas une femme dont le métier est de conduire, comme pour faire un pont entre cette époque et la notre. Mais également via les contenus pour réseaux sociaux que le personnage principal crée au travers de son alter ego masculin.


Les images en noir et blanc de l'héroïne conduisant sa voiture sont d'une beauté photographique remarquable et viennent trancher avec les images filtrées pour les réseaux sociaux ainsi qu'avec les images du film d'archives dont la photographie semble banale et datée. On alterne donc entre le beau et le moins beau, ce qui permet au film de ne jamais être poseur car la beauté surgit comme un accident. Comme lorsqu'ils font un meeting via skype (ou autre) avec la femme autrichienne et qu'on ne saisit pas très bien pourquoi son visage semble sortir de l'ordinateur tel un hologramme.


Toutes ces idées créent un espèce de pot-pourri expérimental assez fascinant car toujours stimulant intellectuellement dans la mesure où on ressent l'envie d'essayer de trouver du sens à tout ça.