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La semaine dernière, l’Académie des César délivrait son premier verdict sur la livraison du cinéma français de l’année passée. En attendant le second tour, nous avons eu envie de voir plus grand et de confectionner dans notre coin le top 100 des plus beaux films français ever.
Bien sûr, il a fallu en passer par un arrachage de cheveux collectif, des tergiversations sans fin (“T’es sûr que Le Fleuve de Renoir est un film indien?”, “si Stromae le Belge est nommé aux Victoires de la musique, je ne vois pas pourquoi je mettrais pas Chantal Akerman dans un top de films français”), des menaces anonymes taguées sur les ordis du bureau (“si tu mets pas Madame de, t’es viré”), des accès de snobisme insensés (“Le plus grand film d’Alain Resnais est Le chant du Styrène, j’te jure !“, “il me reste qu’une place et j’hésite entre Le Camion de Duras ou OSS 117. Enfin, le second, Rio ne répond plus bien sûr : il est infiniment supérieur au premier” ou encore “mais j’adore vraiment L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, je trouve ça génial, sérieux !”), des tractations sournoises (“OK, j’enlève un Rohmer, si tu ajoutes un Demy”), voire d’odieux relents d’esprit Dieudonné (“Shoah, Le Chagrin et la Pitié, Nuit et Brouillard, La Grande Vadrouille… tu pourrais pas mettre un film qui parle pas de la Seconde Guerre mondiale ?”)… Au bord de l’exténuation, nous sommes toutefois parvenus à un classement général, synthétisant les 18 classements individuels de critiques écrivant ou ayant écrit au service cinéma des Inrocks. Il photographie donc le goût d’une bande (avec ses particularismes, ses goûts partagés…), déterminé par l’appartenance à une génération (un peu large, la majorité des votants étant nés entre le milieu des années 60 et le milieu des années 80) et une histoire (celle d’une cinéphilie dont la Nouvelle Vague constituerait peu ou prou le terreau). Certaines périodes sont surreprésentées (les années 60 et 70), d’autres injustement minorées (le cinéma muet presque ignoré). Des cinéastes prisés ailleurs sont absents (Carné, Sautet, Blier, Malle, Clouzot…) et des enthousiasmes récents se retrouvent propulsés parfois très haut (deux films de 2013 ont infiltré ce top). Bref, ce classement vaut surtout par l’amusement qu’on a ressenti à le faire et celui, nous l’espérons, que vous éprouverez à le découvrir. En vous encourageant à publier en commentaires vos propres top 10, top 20, top 100 pour les plus courageux. C’est parti...
Le classement a été établi par Philippe Azoury, Emily Barnett, Romain Blondeau, Frédéric Bonnaud, Luc Chessel, Amélie Dubois, Hélène Frappat, Julien Gester, Jacky Goldberg, Olivier Joyard, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Olivier Père, Théo Ribeton, Axelle Ropert, Léo Soesanto.
Les notules des films sont rédigées par Jean-Marc Lalanne.
1. “La Maman et la Putain”, de Jean Eustache (1973) avec Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun, Bernadette Lafont, Isabelle Weingarten, Jacques Renard, Bernard Eisenschitz, Jean-Noel Picq, Jean Douchet
Quand est-il devenu le plus beau film français de tous les temps ? L’engouement pour La Maman et la Putain fut immédiat, mais il passa d’abord pour celui d’une génération, celle qui avait fait Mai 68 et rentrait la tête basse dans sa chambre pour tenter de ne pas perdre la dernière des batailles : réinventer l’amour. Peine perdue. Au fil des décennies, le film est devenu de plus en plus compliqué à voir – une querelle d’ayants droit a sans cesse reporté son édition en DVD en France. Nul doute que cette rareté a amplifié le déploiement mythologique de La Maman... (Rareté relative néanmoins puisque le film est visible sur YouTube). De film d’une génération, il est devenu la quintessence de ce que peut le cinéma français en terme de fouille spéléologique des territoires les plus intimes. L’enfant de la Nouvelle Vague a fini par dépasser ses parents dans le cœur de plusieurs générations de cinéphiles. Alexandre, le garçon qui écoute Damia prostré dans sa chambre, fait de l’ombre à Antoine Doinel. Et Veronika la tragique arpente à jamais et en robe longue notre cinémathèque imaginaire.
2. “Le Mépris”, de et avec Jean-Luc Godard (1963) avec Brigitte Bardot, Michel Piccoli, Jack Palance, Fritz Lang, Raoul Coutard, Giorgia Moll
A sa sortie, présence de BB oblige, le film fut un événement médiatique, mais un succès public insuffisant. Certes, plus d’un million d’entrées en France, c’était un bon score pour un Godard, mais un chiffre moyen pour un BB movie. Surtout, Le Mépris ne fut pas immédiatement considéré par le large cercle de ses adorateurs comme le sommet du grand œuvre godardien. Un peu trop psychologique et narratif pour la fan base, mais encore pas assez pour le grand public : Le Mépris a un peu tardé à trouver son aura de chef d’œuvre. Mais le temps a retourné en atouts ce qui semblait des faiblesses jusqu’à faire du Mépris le film de Godard que peuvent supporter les anti-Godard, mais qui finalement fascine aussi les grands godardiens. Normal : le film est sublime. Sublime comme Brigitte Bardot en 1963 (et c’est désormais comme si l’actrice n’avait tourné qu’un seul film). Comme Capri irradié de soleil par Raoul Coutard. Comme les cordes entêtantes de Georges Delerue. Comme un diagnostic de ce qu’est, en direct, le cinéma moderne du milieu du XXe siècle (la mort de la star, le scénariste en panne, le producteur déphasé…). Un film que, comme le corps nu de Bardot découpé en blason dès la première scène, on peut aimer par morceaux (et sa lumière, vous l’aimez sa lumière ? Et sa musique, vous l’aimez…? et son actrice…?), tout en l’aimant “totalement, tendrement, tragiquement”.
3. “La Règle du jeu”, de et avec Jean Renoir (1939) avec Marcel Dalio, Roland Toutain, Nora Gregor, Mila Parély, Julien Carette, Paulette Dubost, Gaston Modot
Le film fut un temps champion en titre de la catégorie meilleur film français de tous les temps. Evidemment pas depuis sa sortie à la veille de la Guerre, puisqu’il connut un échec cinglant et fut amputé par ses distributeurs. Le négatif ayant été perdu dans un bombardement, il fallut attendre 1958, tandis que sous l’influence de la jeune cinéphilie d’après-guerre, le film gagnait ses galons de chef d’œuvre maudit, pour que La Règle du jeu soit remonté de façon conforme aux vœux de Renoir. Bien sûr, dans certains cercles (cf. le classement de l’académie des César réalisé à la fin des années 70, celui initié par Canal + au début des années 90), on trouva longtemps des gens pour croire très sincèrement que le Meilleur film français de tous les temps était Les Enfants du Paradis de Marcel Carné. Ces temps semblent révolus et dans des Top 100 plus récents (celui de Time out, celui de Sight and sound…), La Règle du jeu a fini par mettre KO les arlequinades de Carné. C’est donc maintenant contre sa descendance (Godard, Eustache…) que Renoir doit se battre pour garder son titre de “patron”. Et sinon, le film est génial.
4. “Madame de…”, de Max Ophuls (1953) avec Danielle Darrieux, Charles Boyer, Vittorio de Sica, Jean Debucourt, Mireille Perrey, Jean Galland, Paul Azaïs
“Rien ne serait arrivé, si ce n’est un bijou…”, nous dit le carton liminaire. Ce bijou, c’est une paire de boucles d’oreilles, qui va presque faire le tour du monde, passer de main en main jusqu’à revenir aux oreilles de celle qui avait voulu s’en défaire. Entretemps, le bijou a transcendé sa fonction de simple apparat social, ornement non investi d’affect, pour devenir l’objet transitionnel suprême, le fétiche ultime d’un amour absolu. Le petit cœur en diamant n’est que cristallisation. Dans les cristaux d’Ophuls, compositions tout en miroirs, cadres biseautés, plans multi-facettes, tout le monde tourne, la comédie chevauche sur le manège des faux-semblants. La vie et son reflet se confondent. Seul le Grand Amour peut faire voler en éclats la boule de verre. Mais le Grand Amour a la mort pour doublure. Nulle autre que l’étourdissante Danielle Darrieux ne pouvait camper une telle coquette métaphysique, passée de la grande valse du jeu social à la plus folle sublimation. Dans sublimation, il y a sublime.
5. “Les Nuits de la pleine lune”, d’Eric Rohmer (1984) avec Pascale Ogier, Fabrice Luchini, Tcheky Karyo, Virginie Thévenet, Christian Vadim, László Szabó, Anne-Séverine Liotard, Elli Medeiros
Les Nuits de la pleine lune, c’est un peu le Mépris d’Eric Rohmer : le film que même les anti-rohmériens farouches peuvent accepter. Celui qu’on peut aisément aimer pour d’autres raisons que les grandes lignes de force du système Rohmer (voire malgré). Le film est appropriable par beaucoup d’entrées, à commencer par la nostalgie des années 80. Personne n’a su si bien encapsuler leur essence, leur glamour, les rendre désirables (merci à Jacno aux platines et Elli bord-cadres). Le récit est aussi un des plus précisément charpentés, un des mieux twistés de ce grand conteur de Rohmer. Et puis il y a les acteurs : Luchini dans son meilleur rôle (encore à des années-lumière de l’auto-guignolisation) ; Tcheky Karyo, qui apporte une puissance physique, une brutalité, assez exogènes ; et la plus belle étoile filante du cinéma français : Pascale Ogier. Une poignée de films (dont deux dans ce top 100), une disparition prématurée (à 26 ans, deux mois après la sortie de ces Nuits… qui lui valurent un Prix d’interprétation à Venise et une nomination aux César) puis l’adoration de jeunes filles qui voulurent lui ressembler (certaines sont devenues des actrices connues), l’amour pâmé des cinéphiles et l’émerveillement renouvelé de générations de spectateurs qui découvrent un jour son corps de brindille, sa voix en gouttelettes, ses yeux excavés et son allure – à jamais moderne.
6. “Belle de jour”, de Luis Buñuel (1967) avec Catherine Deneuve, Michel Piccoli, Pierre Clémenti, Jean Sorel, Macha Meril, Genevieve Page, Françoise Fabian, Francis Blanche
Deux films de Buñuel figurent dans ce top 100 et tous deux appartiennent à l’œuvre tardive du cinéaste (L’âge d’or ne s’y trouve pas donc). Parmi les films français de la fin, écrit avec Jean-Claude Carrière, Belle de jour n’a pas cette tonalité de farce satirique qui fait la drôlerie tout en grincements de La Voie lactée, du Charme discret de la bourgeoisie ou du Fantôme de la liberté. L’humour n’y est pas absent, mais feutré. C’est le trouble qui domine. Celui d’une jeune femme qui entrevoit soudainement sa jouissance comme un précipice. Celui d’un cinéaste qui a trouvé le parfait modèle blond pour assouvir ses fantasmes hitchcockiens (un plan où Deneuve s’approche d’un œilleton se réfère explicitement à Psychose). Celui d’une actrice (Deneuve) qui rencontre le rôle de sa vie.
7. “Les Demoiselles de Rochefort”, de Jacques Demy avec Catherine Deneuve, Françoise Dorléac, Danielle Darrieux, Jacques Perrin, Gene Kelly, Michel Piccoli, Georges Chakiris, Henri Crémieux, Grover Dale
Peut-être le film le plus gai, le plus allègre, le plus illuminé de bonheur de toute l’histoire du cinéma français. Après avoir réussi l’impensable (un mélo pop entièrement chanté : Les Parapluies…), Jacques Demy catapulte la comédie musicale hollywoodienne en pleine Charente-Maritime. Dans un Rochefort arc-en-ciel, il mène allegretto un chassé-croisé amoureux extatique où chacun frôle sans cesse son idéal mais voit l’instant de la rencontre toujours différé. Si l’adjectif jubilatoire ne devait plus, suite à un arrêté de la police des mots dévalués, ne plus qualifier qu’une seule chose en ce monde, ce serait sans contestation possible, ce film.
8. “Les Parapluies de Cherbourg”, de Jacques Demy (1964) avec Catherine Deneuve, Nino Castelnuovo, Anne Vernon, Marc Michel, Ellen Farner, Mireille Perrey, Rosalie Varda
Jacques Demy est le seul cinéaste à placer deux films dans le top 10. Pour un total de 5 dans le top 100 (mais pas, de façon très injuste, Une chambre en ville !). Le film est une des deux Palmes d’or à se classer dans le top 100 (l’autre est beaucoup plus récente et beaucoup plus bas). C’est aussi un des deux films de ce classement à se composer en trois parties intitulées Le départ, L’absence, Le retour (mais celui-là est l’original). Un des trois films où des personnages avancent immobiles tractés par un chariot (mais c’est La Belle et la Bête le modèle). Et un des neuf films de ce top interprété par Catherine Deneuve, ce qui en fait l’actrice la plus classée (who else ?).
9. “La Jetée”, de Chris Marker (1962) avec Davos Hanich, Hélène Châtelain, Jean Négroni, William Klein, Jacques Ledoux
Un des quatre moyen métrages de ce top 100. Un des deux films de Chris Marker. Le seul constitué (presque) uniquement d’images fixes (eh non ! Colloque de chiens de Raul Ruiz n’est pas classé – et c’est pourtant un beau film). La Jetée est un des films les plus adaptés, pillés, hommagés de l’histoire du cinéma, qui bien que fauché, arty et français a traumatisé Hollywood (de L’Armée des 12 singes à Looper). C’est aussi le premier à avoir cité et hommagé le film le plus cité et hommagé de l’histoire du cinéma : Vertigo d’Hitchcock. Un autre film absolu sur les boucles du temps. Chris Marker est décédé le 29 juillet 2012. Certains ont noté que c’était le jour de son anniversaire (de ses 91 ans). Mais personne n’a dit (à ma connaissance) qu’ainsi sa vie et sa mort formaient une boucle temporelle parfaite, que l’enfant et le vieillard se rejoignait ainsi à un instant T. Exactement comme en 1962, à Orly, sur la jetée.
10. “Les Yeux sans visage”, de Georges Franju (1960) avec Pierre Brasseur, Edith Scob, Alida Valli, Juliette Mayniel, Claude Brasseur
Pour avoir filmé dans une forme documentaire le carnage quotidien des abattoirs parisiens (Le Sang des bêtes) ou les corps mutilés des rescapés de la guerre 14-18, Georges Franju savait que l’horreur n’était pas le grand Autre. Qu’elle se tenait tapie là toute proche. Et qu’on pouvait en France inventer un cinéma d’horreur délesté de toutes les ornementations baroques de la Hammer ou d’Hollywood. Un cinéma d’horreur tramé au réalisme et à la précision documentaire. En 1960, le film n’a pas tellement d’ascendance (si ce n’est fugitivement le souvenir de Feuillade). Sa descendance en revanche est sans fin – jusqu’à l’overdose de masques blancs – et son magnétisme ne cesse de croître.
11. “Playtime”, de et avec Jacques Tati (1967) avec Barbara Dennek, Jacqueline Lecomte, Valérie Camille
Un budget stratosphérique, un tournage étalé sur près de trois ans, un accueil critique mitigé et un échec public sévère dont son auteur ne se remettra jamais tout à fait : Playtime dispute avec Lola Montès le titre de plus grand film maudit de l’histoire. Avec le temps, et depuis sa somptueuse restauration en 2002, le film est devenu le plus apprécié de son auteur. Il parachève, avec une puissance formelle sans égale, une entreprise de documentation de la France entamée avec Jour de fête, qui voit un pays passer non sans couacs de la ruralité au futurisme.
12. “L’Atalante”, de Jean Vigo (1934) avec Michel Simon, Jean Dasté, Dita Parlo, Louis Lefebvre
Le seul long métrage réalisé par Jean Vigo. Sorti l’année de sa disparition (à 29 ans). Et aussitôt mutilé par des producteurs déçus par son infructueux box-office. Il faut attendre le début des années 50 pour qu’Henri Langlois restaure le film et rétablisse la version de Vigo. Et voilà L’Atalante voguant sur le cours tranquille d’une postérité éternelle.
13. “A nos amours”, de et avec Maurice Pialat (1983) avec Sandrine Bonnaire, Evelyne Ker, Dominique Besnehard, Pierre-Loup Rajot, Cyril Collard, Jacques Fieschi
“Avant t’en avais deux. Elle est partie où, l’autre ?” C’est la père de Suzanne qui dit ça à sa fille, une nuit, où ils se croisent par hasard dans la cuisine. Il parle de sa fossette. C’est aussi Maurice Pialat qui dit ça par surprise à sa comédienne et arrache à Sandrine Bonnaire un rire contenu qui irradie tout le plan. Un accident heureux, la vie saisie par surprise, un micro-miracle à la Pialat. Cette fossette qui s’en va sans qu’on l’ait vue partir, c’est le Rosebud du film. A la fin, quelque chose s’est évanoui mais nul ne sait très bien quoi. Un père, qui a quitté la maison. Beaucoup de garçons dans la vie de Suzanne. Probablement un certain état d’innocence. Une appartenance organique à ce clan meurtrier que constitue une famille aussi. Quelque chose est parti, manque sans qu’on puisse le nommer. Mais indubitablement, quelque chose est passé. La vie sans doute.
14. “Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles”, de Chantal Akerman (1975) avec Delphine Seyrig, Jan Decorte, Henri Storck, Jacques Doniol-Valcroze
Jeanne Dielman est une veuve entre deux âges, qui vit à Bruxelles, avec son fils de 17 ans. Le film décrit une cinquantaine d’heures du quotidien de cette femme, dont la vie s’organise comme un ballet mécanique de gestes domestiques. Jeanne Dielman fait la cuisine, met la table, sert son fils, dîne, débarrasse la table, fait la vaisselle, range la cuisine. Jeanne Dielman défait son lit, s’endort, refait son lit, se lave méthodiquement dans sa baignoire, s’habille, cire les chaussures de son fils. Et cela ad libitum, rien moins que trois heures vingt. Il suffisait de filmer ses actions dans une durée proche du temps réel pour enregistrer quelque chose de jamais vu : une construction sociale (la femme au foyer) qui ne tolère aucune extériorité, une aliénation consentie qui, si on en dérègle les procédures, aboutit à une catastrophe. Un film marque une date dans l’histoire du cinéma parce qu’il découvre de nouveaux territoires du filmable, parce qu’il songe à s’intéresser à des sujets que personne ne jugeait digne d’intérêt : préparer une escalope panée, peler des pommes de terre, se coiffer plusieurs minutes devant une glace, introduire un gant de toilette dans ses oreilles afin de les nettoyer. Autant de gestes découverts sur un écran pour la première fois dans Jeanne Dielman et qui, par la simple retranscription par les moyens du cinéma, donnent lieu à une véritable sidération. Géniale extension du domaine du filmable.
15. “Pickpocket”, de Robert Bresson (1959) avec Martin LaSalle, Marika Green, Jean Pelegri, Pierre Etaix, Dominique Zardi
Des six films dans le top 100 de Bresson, Pickpocket est le mieux classé. On ne se risquera pas à affirmer que c’est le plus grand. Ce n’est en tout ni le plus fou (L’Argent l’est d’avantage), ni le plus émouvant (moins que Mouchette, Le Procès de Jeanne d’Arc ou Au hasard Balthazar). C’est peut-être en revanche celui où la geste bressonienne, ses enjeux et ses effets, est la plus claire, la plus lisible. Pickpocket pourrait être le parfait objet de démonstration de la machine formelle Bresson, sa mécanique des corps et des gestes, son impressionnante entreprise de réduction du réel et sa fulgurante mise en rapport au métaphysique. Le dépouillement, au sens propre comme figuré, c’est le projet formel du film et son enjeu scénaristique. Les objets sont séparés de ceux qui les possèdent (montres, bijoux, argent). Les gestes sont séparés des corps (hallucinant ballet de mains en gros plan). L’image et le son fonctionnent sur le mode du contrepoint, parfois presque disjoints. Le film est un vaste principe de déconnection. Tout ce que le monde (ou le cinéma) donne dans l’illusion de l’unité sera ici défait, décomposé, analysé. Cette séparation faite système, c’est la condition pour qu’à la fin deux êtres soient réunis. Mais quel long chemin pour…
16. “Cléo de 5 à 7”, d’Agnès Varda (1962) avec Corinne Marchand, Antoine Bourseiller, Michel Legrand, José Luis de Villalonga
Stefan Zweig isolait ving-quatre heures dans la vie d’une femme. Plus modeste, Agnès Varda n’en retient que deux. Mais plus ambitieuse aussi. Car ces deux heures sont passées au scanner du temps réel. Le temps de la fiction et celui de la projection feignent de se recouper. C’est en fait dans une image mentale du temps que le film nous projette, le temps interminable de l’attente d’un résultat médical, qui échappe à tous les métrages et les cadrans horaires. Fleuron de l’esthétique Nouvelle Vague (tournage en extérieur, souplesse des mouvements d’appareil, noir et blanc lumineux…), Cléo de 5 à 7 n’est pas seulement un grand film de son temps, mais aussi un des plus beaux films sur l’appréhension du temps.
17. “Le Rayon vert” d’Eric Rohmer (1986) avec Marie Rivière, Rosette, Béatrice Romand, Vincent Gauthier, Lisa Heredia, Yves Robert
C’est quoi le problème avec Delphine ? Ses copines sont bien en peine de répondre. Selon les communautés, le problème varie. Ici, on se désespère qu’elle ne trouve aucun mec, hypostase sur le précédent qui l’a largué il y a déjà deux ans. Là, on s’éberlue qu’elle ne mange pas de viande, préfère la salade, “parce que la salade, c’est léger, c’est aérien”. Le problème, c’est surtout celui des autres. Car de toutes les héroïnes des Comédies et proverbes, Delphine est un peu la préférée de son auteur. Là où Louise (Les Nuits de la pleine lune) était prise à son propre piège, là où Anne (La Femme de l’aviateur) et Sabine (Le Beau mariage) doivent composer avec les vicissitudes de l’existence, Delphine, donnée d’abord pour la plus loseuse de toute, se voit gratifiée d’un miracle. Le miracle (ce fameux rayon vert) est dans le film. Mais le miracle, c’est aussi le film. Avec Les Nuits de la pleine lune (84), Rohmer semblait avoir porté son système d’entrelacs d’intrigues, d’hyper maîtrise narrative et dialoguée, à son point de perfection absolue. Avec Le Rayon vert, il le pulvérise, court les plages de France avec une carte des marées en guise de scénario, ouvre son système au contingent et à l’impro, et touche à nouveau au sublime, mais par des chemins pour lui inédits.
18. “La Belle et la Bête”, de Jean Cocteau (1946) avec Jean Marais, Josette Day, Michel Auclair, Mila Parély, Nane Germon
Loin devant Pagnol, Guitry et Duras (tandis que ni Beckett, ni Genet, ni Robbe-Grillet, ni même Bernard-Henri Lévy ne sont représentés), Cocteau est donc le mieux classé des écrivains-grands cinéastes, spécificité très française. N’en déplaise à Vincent Cassel (qui déclarait en plein dérapage promo trouver la version de Cocteau lente et ennuyeuse), on ne s’ est jamais complètement remis des bras-chandeliers perforant des murs (des glory holes ?), des regards-caméras de statues, des noirs d’encre de Henri Alekan, de la majesté léonine de Jean Marais et de la nuance de perversité narquoise sur le visage de la belle, lorsque la bête métamorphosée en prince lui dit qu’elle n’a plus de raison d’avoir peur maintenant : “Mais j’aime avoir peur”.
19. “La Femme d’à côté”, de François Truffaut (1981) avec Gérard Depardieu, Fanny Ardant, Henri Garcin, Véronique Silver, Michèle Baumgartner, Philippe Morier-Genoud
Certains films sont faits pour être fredonnés. Leurs mots tournent dans les têtes comme des ritournelles. “Ni avec toi, ni sans toi.” “Pour être aimé, il faut être aimable, et moi je suis bonne à rien.” “Tu sais ce que c’est toi, le chagrin?” Ultime développement de la vision truffaldienne de l’amour comme toxicomanie, La Femme d’à coté est une chanson. Une chanson d’amour. “A la radio, je n’écoute pas les nouvelles. Je n’écoute que les chansons. Parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs, elles ne sont pas bêtes. Elles disent ‘Ne me quitte pas, ton absence a brisé ma vie ou Je suis une maison vide sans toi, laisse moi devenir l’ombre de ton ombre ou sans amour on n’est rien du tout'”. Et c’est Fanny Ardant, au plus exaltée d’elle-même, qui le dit.
20. “Hiroshima mon amour”, d’Alain Resnais (1959) avec Emmanuelle Riva, Eiji Okada, Bernard Fresson, Stella Dassas, Pierre Barbaud
Un peu en dessous de L’Atalante, au-dessus d’A Bout de souffle et des 400 coups, Hiroshima compte en tout cas parmi les quelques chefs-d’œuvre du cinéma français qui sont aussi des premiers longs métrages. 55 ans séparent ce premier long d’Aimer, boire et chanter, à sortir fin mars, et dont on a appris avec tristesse qu’il restera le dernier film d’Alain Resnais. Dans Hiroshima, on psalmodiait “Tu n’as rien vu a Hiroshima”. Le précédent s’intitulait Vous n’avez encore rien vu. Dès Nuit et Brouillard, l’œuvre jetait une terrible suspicion sur la nature du visible. Le moment est parfaitement choisi pour retourner y voir.
21. “Céline et Julie vont en bateau”, de Jacques Rivette (1974) avec Juliet berto, Dominique Labourier, Bulle Ogier, Marie-France Pisier, Barbet Schroeder, Philippe Clevenot, Jean Douchet
Le mieux classé des quatre Rivette du top 100. Probablement le plus immédiatement réjouissant, où l’utopie de film permanent, sans début ni fin, le jeu aux confins de l’informe, du pur lâcher prise narratif (culminant dans Out 1) est à la fois flamboyant et domestiqué dans une forme de comédie entre screwball, Lewis Carroll et Henri James version drag-queen. C’est peut-être le cinéma indépendant américain, de Recherche Susan désespérément (deux filles et des tours de magie) à Mulholland Drive (deux filles mènent l’enquête), qui s’est le plus souvent embarqué sur le même bateau que Céline et Julie. A bord, c’est toujours le chahut et on tangue joyeusement dans ses roulis gracieux.
Notons que le film est un des cinq de ce top 100 traversés par la présence olympienne et la crinière léonine du grand Jean Douchet (à quand l’intégrale à la Cinémathèque française de son œuvre de comédien – trop souvent éclipsée par celle du critique ?). Ci-joint un trailer non officiel et reboosté electro par un fan inspiré.
22. “L’Inconnu du lac”, d’Alain Guiraudie (2013) avec Pierre Deladonchamps, Christophe Paou, Patrick d’Assumçao, Jérome Chappatte
Un dernier plan sur un personnage désemparé qui court dans la campagne en hurlant “Michel !”… La petite Brigitte Fossey dans Jeux interdits de René Clément ? Oui absolument, mais aussi (inattendue coïncidence !) le délicat Pierre Deladonchamps dans un des deux films de 2013 du classement. C’est à d’autres jeux interdits que se livrent les gars de L’Inconnu du lac, l’ébouriffant thriller naturiste d’Alain Guiraudie. Même s’il s’agit à nouveau de jouer avec la mort. Douze ans après son dernier film court, Ce vieux rêve qui bouge, le second chef d’œuvre d’Alain Guiraudie et d’ores et déjà un classique.
23. “Lola Montès”, de Max Ophuls (1955) avec Martine Carol, Peter Ustinov, Anton Walbrook, Ivan Desny, Lise Delamarre, Paulette Dubost, Oskar Werner, Jean Galland
Sur Lola Montès pèsent depuis presque soixante ans de terribles soupçons. Le film aurait à la fois contribué à la mort de son auteur (Ophuls disparaît certes de maladie, mais dit-on miné par le chagrin, un an et demi après la catastrophe commerciale) et brisé la carrière de son actrice principale (Martine Carol, reine du box-office début fifties, engloutie par le naufrage Lola Montès, et maintenue sous l’eau par le tsunami Bardot l’année suivante). Le storytelling autour du film, son aura de chef-d’œuvre maudit et meurtrier, n’est pas pour rien dans le mythe Lola Montès. Moins parfaitement gracieux que Madame de, le film est un des plus baroques que le cinéma français ait jamais conçu, barnum pré-fellinien, faisant s’entrechoquer dans la plus grande fureur le romanesque de la vie et les arabesques de la représentation.
24. “Loulou”, de Maurice Pialat (1980) avec Gérard Depardieu, Isabelle Huppert, Guy Marchand, Humbert Balsan, Jacqueline Dufranne
Ils incarnent l’un et l’autre un certain génie de l’art de l’acteur. Ils ont porté (et portent encore – enfin, surtout elle) le meilleur du cinéma français sur leurs épaules. Et pourtant, étrangement, Gérard Depardieu et Isabelle Huppert ne classent chacun que deux films dans ce top 100 (un score très en deçà de ceux de par exemple Belmondo, Piccoli, Seyrig, Bulle Ogier, Deneuve, Lonsdale ou Léaud). L’un de ces deux films classés pour chacun est Loulou, la première rencontre Pialat/Depardieu, la deuxième (après Les Valseuses) et étrangement dernière entre Depardieu et Huppert. Une jeune femme quitte un homme bourgeois et aisé pour un “loulou” sans profession. Le film, vraiment très ténu dans son récit, n’a pas grand-chose de plus à raconter. Il préfère proposer du partage, du temps commun, de la mise en présence. Tout flotte dans Loulou, mais la vie est là.
25. “Les Hautes Solitudes”, de Philippe Garrel (1974) avec Jean Seberg, Nico, Tina Aumont, Laurent Terzieff
Un des deux seuls films muets de ce classement, avec Les Vampires de Feuillade. Celui-ci a pourtant été réalisé anachroniquement au mitan des années 70, à une époque, où le cinéma parlait pourtant tout le temps et où Garrel jugea bon de lui réinjecter un peu de silence. Même les couleurs font trop de bruit. Silence et noir et blanc pour ne plus regarder qu’un seul visage, celui d’une star déchue de 40 ans, Jean Seberg quinze ans après A bout de souffle, aux prises avec l’alcool, la peur, la solitude, la camisole chimique et la démence. En une heure quinze de gros plans presque exclusifs, une vie entière affleure à la surface d’un visage. Trente-quatre ans plus tard, Garrel racontera (recomposées par la fiction) les coulisses de cette saisissante expérience de scan existentiel dans La Frontière de l’aube (2008).
26. “A Bout de souffle”, de Jean-Luc Godard (1960) avec Jean-Paul Belmondo, Jean Seberg, Daniel Boulanger, Roger Hanin, Jean-Pierre Melville
26e, cela peut sembler une place un peu chiche pour un film généralement considéré comme l’exact point de bascule entre l’âge classique du cinéma français et son âge moderne. Avec ces jump cut abrupts, son travelling en caddie, ses accidents lumineux, ses faux raccord, ses adresses goguenardes à la caméra et sa gestion fantaisiste du récit, le film reste une révolution stylistique inouïe. Sa nature de série B, même hydrocutée dans les courants les plus vifs de la modernité, en fait un film peut-être moins fascinant, moins inépuisable, que d’autres de Godard (comme celui qui, par exemple, s’est hissé dans le top 3). Date absolue dans l’histoire du cinéma, A Bout de souffle ne pose pas au grand film, est exempt de toute forme de monumentalité. A la fois film génial et petit film, c’est toute sa force paradoxale.
27. “Out 1”, de Jacques Rivette (1971) avec Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto, Michael Lonsdale, Bernadette Lafont, Bulle Ogier, Michèle Moretti, Jean-François Stévenin, Françoise Fabian, Jean Bouise
Comment voir Out 1, film à échelle inhumaine ? Comment dégager les 12 heures et 40 minutes que nécessite sa vision ? Certains ont pu le voir en salle, tout un après-midi durant et jusqu’au milieu de la nuit. La télévision a préféré le découper en 8 épisodes, ce qui sied assez bien à sa nature de sérial de Feuillade version hippie. Ceux qui ont pu se procurer en DVD pirate ce film rarissime peuvent vivre avec le film, en visionner en boucle certains passages hypnotiques. Le film est fait pour engloutir son spectateur, pour ne pas le laisser en sortir. Son argument est inspiré de L’Histoire des Treize de Balzac. Il y est question de conspiration et de société secrète. Il faut huit ou neuf heures de récit erratique pour qu’un sens se dessine, qu’on comprenne au détour d’un échange entre Fabian et Lonsdale, que le motif du film, tellement dilaté qu’il en devient difficilement déchiffrable, c’est Mai 68 comme révolution ratée. Mais il n’y au fond pas d’autre sujet au sublime Out 1 que sa durée. Le temps s’y fait matière et on s’enlise avec délectation dans ses folles excroissances.
28. “Femmes, femmes”, de Paul Vecchiali (1974) avec Hélène Surgère, Sonia Saviange, Noël Simsolo, Michel Duchaussoy, Michel Delahaye
Lorsque Femmes, femmes est sorti en 1974, beaucoup de critiques en soulignèrent l’inactualité. Dans un appartement parisien du XIVe, dont les fenêtres plongent sur le cimetière Montparnasse, deux femmes entre deux âges se jouent toute la journée la comédie. Des images découpées dans des magazines de stars des années 30 (Garbo, Dietrich, Crawford, Darrieux, Morgan) tapissent les murs et semblent observer l’étrange manège de ces deux marginales mi-clochardes, mi-aristos. Inactuel, le film l’est forcément puisqu’il aspire le spectateur dans une faille, un espace-temps séparé, celui du monde chimérique que se sont construit ces deux Marie-Chantal alcooliques qui ne vivent que pour faire des (belles) manières. Le film est un peu un anti-Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (Aldrich, 1962). Le vieillissement des actrices et le ratage des carrières ne deviennent jamais une soupe à l’amertume que le cinéaste touille avec cruauté. Au contraire, les rêveries à voix haute, les minauderies extatiques ouvrent sur un espace infini, un labyrinthe imaginaire où la vie et son reflet échangent leurs propriétés jusqu’à se confondre.
29. “Shoah”, de Claude Lanzmann (1985) avec Jan Karski, Raul Hilberg, Inge Deutschkron, Paula Biren, Simon Srebnik
Trente ans après Nuit et brouillard, Claude Lanzmann refond entièrement l’appréhension cinématographique de la Solution finale. Aucune image d’archive des camps, pas de voix off ni de commentaire explicatifs. Juste la littéralité des lieux aux présent, où les stigmates de ce qui s’est joué s’effacent. Et la parole de ceux qui furent les acteurs de cet infernal théâtre où quelque chose de l’humanité s’est rompu. Plus de neuf heures, c’est le temps nécessaire pour que les images désertées par les faits et les mots arrachés au refoulement (celui des victimes, mais plus encore celui des bourreaux) peu à peu coïncident et fabriquent une image. Une image qui n’est pas sur l’écran, qui transcende toutes les procédures figuratives de la représentation. Une image qui, pour être seulement invoquée, n’en est pas moins terrassante.
30. “Les Deux anglaises et le continent”, de François Truffaut (1971) avec Jean-Pierre Léaud, Kika Markham, Stacey Tendeter, Philippe Léotard
Dix ans après le succès international de Jules et Jim, François Truffaut revient à l’œuvre de Henri-Pierre Roché. Mais cette fois le succès n’est pas au rendez-vous. Mal aimé à sa sortie, le film est amputé de supposées longueurs. Et il faudra plus de treize ans pour que Truffaut établisse un director’s cut de 2h10. Sortie début 85, ce nouveau montage sera la dernière œuvre du cinéaste, disparu quelque mois avant sa sortie. C’est peu dire que le film est un des plus vibrants et fiévreux de son auteur (un seul autre se trouve en plus haute position dans ce top 100). Le tumulte romanesque truffaldien atteint son point de perfection épurée. Dans un plan de draps souillés de sang d’Esther Kahn (Desplechin, 2000), ou des lettres lues face caméra par leurs auteurs chez Pascale Ferran (Lady Chatterley, 2006) ou encore Desplechin (Maurice Garrel dans Rois et reine, 2004), on mesurera l’influence déterminante de ces belles Anglaises sur une certaine veine du cinéma français des années 2000
31. “Une partie de campagne”, de Jean Renoir (1936) avec Sylvia Bataille, Georges Darnoux, Jacques Brunius, André Gabriello, Jane Marken, Georges Bataille
Un des quatre moyens métrages du top 100 (deux autres sont a peine plus bas, 34e et 42e) ; et le troisième dans le top 10). Et une des deux adaptations du même recueil de Maupassant (La maison Tellier et autres nouvelles). Le sensualisme renoirien se déchaine dans ces ébats champêtres entre une jeune fille de bonne famille et un canotier cool. Les plantes et les êtres bourgeonnent conjointement ; les nuages et les corps exultent en ruisselant. Jamais un orage n’a été si bien filmé. A noter le tournage hyper jet-set a posteriori puisque les trois assistants de Renoir étaient les novices Luchino Visconti, Henri Cartier-Bresson et Jacques Becker. Et le jeune époux de l’actrice principale est passé sur le tournage le temps d’un cameo en tenue de séminariste. C’était Georges Bataille.
32. “Hôtel des Amériques”, d’André Téchiné (1981) avec Catherine Deneuve, Patrick Dewaere, Josiane Balasko, Etienne Chicot, Sabine Haudepin, Dominique Lavanant, François Perrot
Soit une femme toujours en imperméable vert, une amoureuse jamais remise d’un deuil, qui alterne pour tenir le coup les somnifères et les excitants, une maîtresse qui la nuit venue rejoint à l’hôtel des Amériques son nouvel amant, plus jeune qu’elle et au statut social très flou. Oublier ou se souvenir ? Rester ou partir à Paris ? Vivre à jamais avec un fantôme ou refaire sa vie ? Tout en valses hésitations, élans interrompus, mouvements inachevés, le film d’André Téchiné trouvait dans le printemps pluvieux de Biarritz l’écho merveilleux de sa mélancolie. Les cheveux un peu foncés, le visage nu, toute en tension rentrée, regards furtifs, understatement, Deneuve est sublime de bout en bout. Moins survolté que chez Corneau ou Blier, lesté par une tristesse congénitale, Dewaere n’a jamais été aussi émouvant.
33. “Lola”, de Jacques Demy (1961) avec Anouk Aimée, Marc Michel, Alan Scott, Elina Labourdette
Un des cinq films classés de Demy. Deux sont beaucoup plus bas, et deux sont beaucoup plus haut. Et Lola entre, comme toujours. Entre une vie rêvée et une vie vécue, un amant français exilé en Amérique et un amant américain en transit à Nantes, entre des lignes de vie qui se croisent, entre son rôle de maman et celui d’entraineuse, entre le cinéma hollywoodien (le chapeau, la guêpière et le petit nom de Marlène) et la Nouvelle Vague (c’est Raoul Coutard, quelques mois apres A bout de souffle, qui l’inonde de lumière). Entre tout ça, c’est elle, c’est elle, Lola.
34. “Une sale histoire”, de Jean Eustache (1977) avec Michael Lonsdale, Jean-Noel Picq, Françoise Lebrun, Virginie Thévenet, Jean Douchet
Si La Maman et la Putain est le sommet romanesque de l’œuvre d’Eustache, Une Sale histoire est son abîme. il y est question d’une histoire, moins sale que banale. Celle d’un type qui tous les jours se rend dans un bar pour observer le sexe des femmes aux toilettes par un trou creusé dans la cloison. L’histoire est racontée deux fois. La première fois, sur un mode fictionnel, par un comédien (Lonsdale). La seconde fois, sur un mode documentaire, par un ami du cinéaste, qui a vécu l’histoire (ou l’invente). En plaçant la reproduction avant l’original, Eustache organise une remontée vers les origines, un véritable striptease de la fiction, une scénographie du dévoilement jusqu’au trou originel où on verrait le réel à poil. C’est l’acte même de représentation qui se donne ici à voir par son sexe.
35. “Le Plaisir”, de Max Ophuls (1952) avec Danielle Darrieux, Jean Gabin, Madeleine Renaud, Simone Simon, Gaby Morlay, Claude Dauphin, Daniel Gélin, Jean Servais, Pierre Brasseur, Paulette Dubost
Maupassant encore. Au naturalisme puissant de Renoir répondent les arabesques enivrantes et artificieuses d’Ophuls (ah cette maison Tellier, ruche vibrionnante dont la caméra ne filme l’agitation que de l’extérieur, en jonglant d’une fenêtre à l’autre). D’un casting absolument royal, on isolera les prestations renversantes de Darrieux en Madame Rosa, qui entrevoit avec vague-à-l’âme, le temps d’un dimanche à la campagne, une vie alternative à celle, entre soie et champagne, de travailleuse du sexe entre soi, et de Gabin, irrésistible en paysan mature soudainement pris d’une démangeaison de tout son corps et d’un grand affolement gesticulatoire au contact des pensionnaires de la maison Tellier. Un des trois Ophuls dans le top 100. Les deux autres son plus haut (voire très haut pour l’un d’eux).
36. “Du Côté d’Orouët”, de Jacques Rozier (1970) avec Bernard Menez, Daniele Croisy, Françoise Guégan, Caroline Cartier
Jacques Rozier est peut-être devenu le cinéaste le plus influent du jeune cinéma français. Sa façon très personnelle de nouer la comédie et le documentaire, l’écrit et l’impro, de dilater les scènes, sa fantaisie joyeuses, on en trouve les traces chez Sophie Letourneur, Guillaume Brac (qui fait même tourner Bernard Menez), Antonin Peretjatko, Justine Triet… Du Côté d’Orouet ou comment trois Parisiennes en vacances vont sadiser un dragueur maladroit, à la fois odyssée (2h30) et miniature (16mm, budget ric-rac, intrigue plus que ténue), est sa plus éclatante réussite.
37. “Le Diable probablement”, de Robert Bresson (1977) avec Antoine Monnier, Tina Irissari, Henri de Maublanc
Conçu d’après un scénario original (après deux adaptations de Dostoïevski – Une Femme douce, Quatre nuits d’un rêveur, puis une de Chrétien de Troyes, Lancelot du Lac), Le Diable probablement suit une petite communauté de lycéens occupés à défendre la cause écologique. L’un d’eux se désolidarise progressivement du groupe, étreint par le sentiment que la lutte est vaine, que le monde court à sa perte, et qu’il ne comporte de toutes façons rien à sauver. 1977, c’est aussi l’année où la rafale punk balaie les cendres idéologiques du gauchisme post-68. Bresson n’est pas seulement génial, il est aussi à l’heure. A la sortie du film, Bresson déclara : “Ce qui m’a poussé à faire ce film, c’est le gâchis qu’on a fait de tout. C’est cette civilisation de masse où bientôt l’individu n’existera plus. Cette immense entreprise de démolition où nous périrons par où nous avons cru vivre.” Une façon à peine plus polie de hurler “no future”.
38. “Vivre sa vie”, de Jean-Luc Godard (1962) avec Anna Karina, Sady Rebbot, André S. Labarthe, Jean Ferrat, Brice Parain
Anna joue le rôle de Nana. C’est un Anna-gramme, bien sûr. Et un référence à Zola. Mais si la Nana de Godard elle aussi se prostitue, elle n’aspire a aucune ascension sociale par la mise aux enchères de son corps ; elle n’a rien d’une aventurière. C’est une travailleuse. Donc, dans la France prospère du Gaullisme, une aliénée comme une autre. Dont la vie se résume à douze tableaux (tombeaux), douze rencontres chacune filmées avec un dispositif de mise en scène différent et sophistiqué. Jusqu’au plus brutal des champs/contrechamps : le visage de Nana Karina percute, sur un écran de cinéma, celui de Jeanne d’Arc de Dreyer. Le cinéma ou l’art de saisir une épiphanie sur un visage. Un gros plan est une affaire de miracles.
39. “French cancan”, de Jean Renoir (1954) avec Jean Gabin, Françoise Arnoul, Maria Félix, Philippe Clay, Dora Doll, Giani Esposito, Gaston Modot, Michel Piccoli, Edith Piaf, Patachou, Rosy Varte, Jacques Jouanneau
Après une décennie d’exil hollywoodien, un tournage en Inde (Le Fleuve) puis a Cinecitta (Le Carrosse d’or), Renoir tourne à nouveau à Paris et rend hommage à un de ses symboles : Le Moulin Rouge. Gabin incarne un taulier obsédé par la réussite de ses spectacles, figure d’entrepreneur-artiste possédé, double possible du cinéaste. Flamboyant capitaine de navire, il emporte à son bord une petite blanchisseuse qui veut devenir une star, une star qui voudrait voir tous les hommes à ses pieds, un prince qui aime les danseuses, et les courants mélangés de la vie et de la représentation (l’une et l’autre se débordant sans cesse) font gravement tanguer le bateau.
40. “L’Argent”, de Robert Bresson (1983) avec Christian Patey, Vincent Risterucci, Caroline Lang, Francois-Marie Banier, Vincent Dieutre
Adapté d’une nouvelle de Tolstoï, l’ultime œuvre du Maître. Un jeune homme est accusé à tort d’un trafic de faux billets. Un engrenage implacable, une véritable concaténation du mal, l’entraîne vers la chute. La mise en scène de Bresson, au top de l’ascétisme, est bien sur en homologie parfaite avec cette mathématique du pire : chaque plan tombe comme un couperet, chaque raccord est une porte claquée à la face du personnage effondré et celle du spectateur ébahi devant tant de terrassante maestria.
41. “Holy Motors”, de Leos Carax (2012) avec Denis Lavant, Edith Scob, Kylie Minogue, Michel Piccoli, Eva Mendes, Elise Lhomeau
Carax nous invite à déambuler dans sa chapelle ardente. On y croise beaucoup de morts chéris : Beckett, Jean Seberg, King-Kong, les films anciens du cinéastes, une icône de Franju… Mais le saint mort parmi les saints, c’est surtout le cinéma, une certaine forme en tout cas, celle de l’enregistrement. L’animation numérique la cerne (sidérante séquence de combat en performance capture) et la possibilité d’un cinéma sans caméra se fait jour. C’est le côté jour de la Toussaint du film, visite à nos morts, jeu de l’oie parmi les tombes. Carax évoque le progressif estompement d’un certain agencement dans la façon d’arracher des images au monde que certains ont follement aimé sous le nom de “cinéma”. Certes, mais si un jour prochain on n’entendra plus crier “moteur !”, cela n’empêche pas le film de rétorquer avec vigueur : “action !” C’est la surprise miraculeuse du film : sa promenade parmi les vestiges anciens ne comporte aucune tonalité crépusculaire. La mélancolie est sans cesse dépassée par une force de proposition active stupéfiante. De station en station, la limousine d’Oscar (le génial Denis Lavant) substitue à chaque image qui disparaît une image neuve, tonique. Ce n’est pas le personnage qui bouge tout le temps, passe d’un rôle à un autre, c’est aussi le cinéaste qui fait son Fregoli, essaie toutes les formes qui peuvent l’être, très anciennes ou très contemporaines, comme si un film aujourd’hui ne pouvait plus être qu’un objet sauvagement composite. Holy Motors est un film de démonstration. Il trace les contours de tout ce que peut aujourd’hui le cinéma (ce qu’il en reste mais aussi ce qu’il est en train de devenir).
42. “Zero de conduite”, de Jean Vigo (1933) avec Jean Dasté, Louis Lefebvre, Gérard de Bédarieux, Gilbert Pruchon
La fin des vacances, les derniers moments d’euphorie partagés dans le train qui ramène les pensionnaires au collège, la lourdeur répressive de l’enseignement et puis soudain, dans l’internat, la possibilité du chahut, de la révolte, un vent de panique et un anarchique nuage de plumes (bataille de polochons oblige). Les 40 minutes les plus insurrectionnelles du cinéma français.
43. “Pierrot le fou”, de Jean-Luc Godard (1965) avec Jean-Paul Belmondo, Anna Karina, Raymond Devos, Samuel Fuller, Lazlo Szabo
Petite décote pour ce film longtemps perçu comme l’accomplissement indépassable de la première manière de Godard. Il n’arrive qu’en quatrième position des sept films classés du cinéaste dans notre top 100. Le film n’en est pas moins sublime. Comme la ligne de chance/ligne de hanche d’Anna Karina, la mer allée rimbaldiennement avec le soleil, le visage bleu Klein de Belmondo, un suicide à la dynamite.
44. “Loin de Manhattan”, de Jean-Claude Biette (1981) avec Jean-Christophe Bouvet, Sonia Saviange, Howard Vernon, Laura Betti, Michel Delahaye, Noël Simsolo, Paulette Bouvet
Le film ne se passe pas presque entièrement sur des terrasses surplombant Rome, mais Paris. Le héros n’est pas un écrivain devenu journaliste mondain mais un critique d’art – tout aussi mondain. Les deux films moquent une petite communauté élitaire. Ce n’est pas le poussif et grandiloquent Grande Bellezza de Paolo Sorrentino, mais, sur un dispositif étonnamment proche, un film d’une grande beauté, mais infiniment plus tonique, Loin de Manhattan, le second long métrage facétieux de Jean-Claude Biette. Mais pourquoi le peintre René Dimanche a cessé de peindre pendant huit ans ? Avant de commencer votre enquête, reprenez donc un verre de bleuade.
45. “Baisers volés”, de François Truffaut (1968) avec Jean-Pierre Léaud, Delphine Seyrig, Claude Jade, Michael Lonsdale, Harry-Max, Daniel Ceccaldi, Marie-France Pisier, Jacques Robiolles
On l’a connu ado éruptif (Les 400 Coups), puceau éconduit (L’Amour à vingt ans), le revoici en jeune adulte dans ses premiers pas dans la vie professionnelle, à la rencontre de la femme de sa vie (Claude Jade) mais proie facile pour des affolantes cougars (Delphine Seyrig, immarcescible en Fabienne Tabar). Lui, c’est bien “Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel, An-toi-ne Doi-nel, An-toi-ne Doi-nel, An-toi-ne Doi-nel…”
46. “Que la bête meure”, de Claude Chabrol (1969) avec Michel Duchaussoy, Caroline Cellier, Jean Yanne, Anouk Ferjac, Louise Chevalier, Maurice Pialat, Dominique Zardi
Et si les apparences n’étaient pas du tout trompeuses ? Si un salaud ressemblait vraiment à un salaud ? Le prodige chabrolien consiste à faire resurgir de l’ambiguïté (jusqu’au vertige) et de la complexité (jusqu’à l’inextricable) à partir d’un postulat presque agressivement manichéen. Jean Yanne trouve son premier rôle d’ordure grand format (en meurtrier accidentel d’enfant) auquel Michel Duchaussoy oppose un jeu tout en finesse (dans le rôle du père justicier). Un des deux films de Chabrol dans le top 100 (bah oui, c’est trop peu), tournés tous les deux la même année.
47. “Les Chansons d’amour”, de Christophe Honoré (2007) avec Louis Garrel, Ludivine Sagnier, Chiara Mastroianni, Clotilde Hesme, Grégoire Leprince-Ringuet, Brigitte Rouan, Alice Butaud
Demy, Godard, Truffaut : on connaît les chansons. Mais les arrangements, audacieux, contemporains, mordants, leur donnent une vitalité nouvelles. Le XIe arrondissement au mitan des années 2000 devient un territoire de cinéma aussi poétique et désirable que le Clermont-Ferrand sixties de Ma nuit chez Maud ou le Nantes de Lola. Comment parler de soi presque uniquement en fredonnant avec entêtement les œuvres des autres qui ont su nous parler, c’est le geste théorique fort de ces Chansons d’amour aux airs de karaoké exalté.
48. “Le Fleuve”, de Jean Renoir (1951) avec Nora Swinburne, Esmond Knight, Adrienne Corri, Arthur Shields
En Inde, dans une riche propriété anglaise, l’arrivée d’un jeune militaire électrise une petite communauté majoritairement féminine. Sur un procédé proche de La Règle du jeu (comédie des maîtres et des valets, unité de lieu domestique…), Renoir réalise un film absolument inverse, plus empathique que moqueur, plus apaisé que véhément. La rivalité amoureuse n’est pas si grave et les drames les plus épouvantables sont des plaies brûlantes déjà pansées par les cendres du temps, qui s’écoule aussi majestueusement que le Gange. Dans les années 2000, on aura vu deux fois revenir l’enfant, le serpent et le souvenir du Fleuve : dans Loin d’André Téchiné (2001) puis dans A bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson (2007).
49. “Ma nuit chez Maud”, d’Eric Rohmer (1969) avec Jean-Louis Trintignant, Françoise Fabian, Antoine Vitez, Marie-Christine Barrault.
Troisieme long-métrage de Rohmer, quatrieme conte moral (les deux premiers étaient des films courts), premier grand succès de l’ainé de la Nouvelle Vague, très en retard sur ses cadets en terme de reconnaissance. Un homme choisit de construire une vie telle qu’il la veut, en éradiquant toute possibilité de surprise, d’aléatoire, de surgissement. Mais les surprises font toujours retour. Et il suffit d’un mensonge par omission pour qu’une faute non commise allège une culpabilité non avouée. Un des plus beaux twists narratifs rohmériens.
50. “La Peau douce”, de François Truffaut (1964) avec Françoise Dorléac, Jean Desailly, Nelly Benedetti, Daniel Ceccaldi, Maurice Garrel, Laurence Badie
Françoise Dorléac venait de triompher dans L’Homme de Rio. La jeune femme était fantasque, drôle, piquante. Truffaut la transfigure et la prend dans les rets d’un de ses films les plus noirs. Tour à tour mystérieuse comme une héroïne d’Hitchcock, puis confondante de présence et de proximité comme Ingrid Bergman chez Rossellini, Dorléac trouve son rôle mythique. En homme engoncé emporté dans une passion plus grande que lui, Desailly est génial. L’intrigue la plus banale ouvre sur un abîme. Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des crimes d’amour.
51. “Gueule d’amour”, de Jean Grémillon (1938) avec Jean Gabin, Mireille Balin, René Lefevre, Jane Marken, Henri Poupon, Maurice Baquet
Au pic de leur carrière, les grands acteurs français deviennent de tels catalyseurs que plus un seul grand cinéaste ne peut penser l’époque sans cet indispensable outil qu’est devenu leur corps – leur voix, leur être au monde. Pour Léaud, ce moment se situe au tournant des années 60/70, pour Depardieu à celui des années 70/80. Et pour Gabin, c’est la seconde moitié des années 30. De la noirceur sociale de Duvivier, du réalisme poétique de Carné, de l’humanisme didactique de Renoir, Gabin est le ciment. La matière qui permet à tout cela de prendre. Tout cela, et aussi le romanesque déflationniste de Grémillon, cette zone où quelque chose du mythe de Gabin se dissout et se recompose. Dans Le jour se lève ou Quai des brumes, dans La Bandera ou La Belle Equipe, dans La Bête humaine (mais pas tout à fait La Grande Illusion), le pessimisme tenace des Carné et Duvivier, celui plus intermittent de Renoir, précipitent Gabin vers l’abîme. Sans pourtant jamais déparer de son prestige viril ce corps qui porte en lui toutes les aspirations d’un peuple. Dans Gueule d’amour, Grémillon effeuille pétale après pétale la corole de l’idole, jusqu’au plus total dénuement. Fier et fort dans sa tenue de légionnaire, au début du film, il termine le récit chancelant, tombé sur le front des passions amoureuses non réciproques. Il termine le film tremblant, affaibli, émasculé. La gueule d’amour a plus que la gueule de bois. C’est évidemment son plus beau rôle.
52. “Les 400 Coups”, de François Truffaut (1959) avec Jean-Pierre Léaud, Claire Maurier, Albert Rémy, Guy Decomble
Cinquante ans de jeunes-cinémas-français nous ont accoutumés à ces premiers films autobiographiques, où le cinéaste à peine éclos joint à sa première fois de cinéma le souvenir de toutes ses premières fois d’adulte en devenir. Certes, avant, il y avait eu Vigo (on reparle plus haut de Zéro de conduite). Mais le film qui fixe tous les contours du genre, le modèle canonique du premier film sur des premières fois, c’est Les 400 Coups. Si fréquemment copié, le film garde intacte son acuité à dire la douleur rentrée de vivre quand on a 14 ans. Et ce faisant continue à recruter des ados pour les convertir en cinéphiles.
53. “India Song”, de Marguerite Duras (1975) avec Delphine Seyrig, Michael Lonsdale, Claude Mann, Didier Flamand
Quatre films de ce top 100 sont entièrement faits de voix off. Et sont pour la plupart des divagations où se télescopent les espaces-temps. L’autre est à la neuvième place et on y reviendra. Car à cet India Song, on pourrait dire en exagérant un peu que c’est le système Duras porté à son point de perfection classique (et où Son nom de Venise dans Calcutta désert en est la grandiose déconstruction). Il y a le port de reine de Delphine Seyrig (six films dans le top ten, deuxième meilleur classement pour une actrice) et ses lèvres qui ne bougent pas, l’impuissance en smoking blanc de Lonsdale, le thème obsédant de D’Alessio au piano, une Inde hors champ, irréel effluve colonial et ce cri de mendiante aux échos éternels.
54. “Les Vampires”, de Louis Feuillade (1915) avec Musidora, Edouard Mathé, Marcel Levesque
Une des deux séries du top 100. Mais celle-là précédait de plus de dix ans l’invention de la télévision. Un an après le triomphe de son Fantomas, Louis Feuillade pilote à nouveau pour la déjà toute-puissante Gaumont un nouveau feuilleton criminel. Mais au protéiforme Fantomas, il substitue la charnelle Irma Vep (Musidora), s’ébattant sur les toits de Paris moulée dans son justaucorps, des diamants chapardés plein les poches. Cent ans après, la fiction reste trépidante. Mais c’est la part de documentaire involontaire, propre à tout enregistrement cinématographique, qui avec le temps est devenue bouleversante. Tramé au haletant feuilleton policier, c’est le Paris de la Belle Epoque terrassé par la Première Guerre mondiale, ses rues parisiennes vidées, son métro encore juvénile, qui respire sous nos yeux.
55. “Trouble Everyday”, de Claire Denis (2001) avec Béatrice Dalle, Vincent Gallo, Nicolas Duvauchelle, Tricia Vessey, Florence Loiret, José Garcia, Aurore Clément
Presque 100 ans après les Vampires de Feuillade, Claire Denis inocule un peu de l’esprit terrifique du serial dans son cinéma sensualiste esthète. Béatrice Dalle et Vincent Gallo campent des prédateurs aussi menaçants que mélancoliques, chassant au rythme des sublimes accords de cordes des Tindersticks.
56. “Maine-Océan”, de Jacques Rozier (1986) avec Luis Rego, Bernard Menez, Yves Afonso, Lydia Feld, Rosa-Maria Gomes
Une danseuse brésilienne, une avocate, deux contrôleurs de la SNCF, un pêcheur un peu toqué… C’est la petite communauté humaine, joyeuse et dépareillée, furieusement désirante, qu’invente Rozier le temps d’une belle escapade. Dans l’extrait proposé ci-dessous, Bernard Menez, alors prince des hit-parades avec le hit Jolie poupée, interprète avec excellence une samba improvisée.
57. “L’amour l’après-midi”, d’Eric Rohmer (1972) avec Zouzou, Bernard Verley, Francoise Verley, Daniel Ceccaldi
La dernière pièce du premier cycle rohmérien, Les Contes moraux. Et comme dans tous les Contes moraux, un homme engagé auprès d’une femme hésite à entamer une liaison avec une autre puis se rétracte, dans une ultime volte-face où la poltronnerie, la sagesse et l’égoïsme sont indémêlables. La seconde femme, c’est Zouzou, et l’icone sixties déja un peu fatiguée, bouleverse en aventurière cabossée. Sa grâce androgyne, sa lassitude blessée créent un modèle sans précédent ni descendance d’héroïne rohmérienne. Un des quatre Rohmer (oui seulement!) du top 100. Moins que Godard, Demy ou Truffaut. Pareil que Rivette. Mais avec un film dans le top 5…
58. “Le Samouraï”, de Jean-Pierre Melville (1968) avec Alain Delon, François Périer, Nathalie Delon, Cathy Rosier, Catherine Jourdan
Melville a infligé au cinéma de genre – en l’occurrence le film policier – le même traitement que Bresson avait infligé au réalisme : raidissement des postures, raréfaction du langage, fragmentation des gestes, hypertrophie fétichiste des détails. Le samouraï, en 1968, est à la fois son premier film en couleurs, son premier film avec son modèle favori, Alain Delon, et le premier sommet de sa veine hyper maniériste. Le mieux classé des trois films de son auteur, le seul de son interprète principal. Eh oui, avec un score de quatre films contre un, Bebel bat ici à plates coutures son ancestral rival Delon.
59. “Au hasard Balthazar”, de Robert Bresson (1966) avec Anne Wiazemsky, François Lafarge, Pierre Klossowski
La noirceur et la misère de l’homme réfléchies dans l’œil insondable d’un âne, corvéable à merci, idéal objet d’expiation de toutes les souffrances. Liée à l’âne, une jeune fille, dont le parcours est également jonché d’épreuves. Un conte philosophique éloquent, âpre et nu comme une église romane.
60. “Le Carrosse d’or”, de Jean Renoir (1953) avec Anna Magnani, Duncan Lamont, Paul Campbell
Une troupe de Commedia dell’arte débarque en Amérique latine pour une grande tournée. Les hommes tournoient autour de la Périchole, la star de troupe, dont l’art expert consiste à ce que nul ne sache où la représentation commence et s’abolit. Autour d’elle, un roi, un torero, un arlequin, un aventurier s’agitent en une drolatique danse de la séduction. Et Renoir, de retour en Europe (mais pas encore en France puisque le film fut tourné et coproduit en Italie) déploie et rétracte en grand prestidigitateur les scènes enchâssées du théâtre et de la vie.
61. “La Vie d’Adèle”, d’Abdellatif Kechiche (2013) avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Aurélien Recoing, Jérémie Laheurte
On ne présente pas le hit art et essai de l’année, palme d’or et son actrice césarisée. Un des deux films de l’année 2013 classés dans le top 100 (l’autre est sensiblement plus haut). Et le seul de son auteur, malgré plusieurs citations de L’Esquive et de La Graine et le Mulet dans les classements individuels.
62. “Mauvais sang”, de Leos Carax (1986) avec Juliette Binoche, Denis Lavant, Michel Piccoli, Serge Reggiani, Julie Delpy
Un jeune homme de 25 ans télescope, au cœur des années 80, le réalisme poétique des années 30, l’intimisme godardien de la période Karina et la sophistication clippée d’époque. La Nouvelle Vague rencontre MTV, le visage iconisé de Binoche s’ouvre sur un continent intérieur et une génération entière rêvera de courir dans les rues au son du Modern Love de Bowie (Noah Baumbach s’en souvient encore dans Frances Ha). Depuis, le jeune homme fiévreux est devenu l’ermite le plus secret du cinéma français et n’a réalisé que trois autres films en presque 30 ans. L’un d’eux est plus haut encore dans ce classement.
63. “Toni”, de Jean Renoir (1935) avec Charles Blavette, Andrex, Edouard Delmont
Un film noir américain exposé à la lumière irradiante du Midi et au souffle d’un réalisme social aux confins du documentaire. C’est Toni, peut être le premier film français à travailler de cette façon le corps social national, ses différentes couches d’immigration, son nuancier subtil de classes (de la toute petite bourgeoisie aux différentes states du prolétariat). Amaigri et plus sombre que chez Pagnol son mentor, Blavette campe une figure bouleversante de héros du peuple sacrificiel. Il est présent dans trois autres films du top 100 (Angèle de Pagnol, Remorques de Grémillon, Les Yeux sans visage de Franju), et aussi, presque toujours comme second rôle, dans de nombreux autres fleurons du cinéma français : L’Etrange Monsieur Victor et Lumière d’été de Grémillon, Le Schpountz, Regain et La Femme du boulanger de Pagnol, La Marseillaise et Le Déjeuner sur l’herbe de Renoir, Quai des Orfèvres de Clouzot…
64. “Sans soleil”, de Chris Marker (1982) avec la voix de Florence Delay
Les images sont documentaires, mais la fiction se fait entendre par la voix. La voix off d’une femme, Florence Delay (la Jeanne d’Arc de Bresson), qui lit les lettres d’un reporter cameraman qui lui donne des nouvelles du monde au gré de ses voyages. Et se chevauchent des images du quotidien de deux populations : celle du Cap-Vert et celle du Japon. La pauvreté et la croissance. Deux pôles opposés de la vie sur terre.
65. “Histoire(s) du cinéma”, de Jean-Luc Godard (1988-1998)
Encore dans ce top 100 un film avec beaucoup de voix off (India Song, La Jetée…), encore une série télé (La Maison des bois), encore un essai poético-documentaire (Sans soleil). Fin des années 80 : Canal+ et la Gaumont s’associent pour confier à Godard une traversée poétique et critique du cinéma, comme expérience du siècle. Le grand œuvre prendra dix ans, durant lesquels s’égrènent huit films, classés en quatre épisodes de chacun deux parties (1a, 1b, 2a…). L’épisode ci-joint s’intitule Seul le cinéma et s’articule autour d’une conversation sur la mort du cinéma avec le critique Serge Daney.
66. “La Sirène du Mississippi” de François Truffaut (1969) avec Jean-Paul Belmondo, Catherine Deneuve, Michel Bouquet, Nelly Borgeaud
Un thriller sombre et romantique de William Irish, un duo de stars au top de leur beauté et leur glamour, cette Sirène avait tout pour plaire, mais ne remporta à sa sortie qu’un demi-succès (plus d’un million d’entrées tout de même). Peut-être que les admirateurs de Belmondo furent désarçonnés de voir sa prestance gouailleuse méthodiquement déminée. Tour à tour délicat, candide, rougissant, tourmenté, Bebel est filmé comme une jeune fille – dans la lignée du Gabin dépressif et dévirilisé de Gueule d’amour. La brutalité, la sauvagerie, la violence, c’est Deneuve qui l’incarne. Tandis que Truffaut libère dans cette histoire d’amour fou et destructeur son romantisme le plus sombre. L’amour est une pathologie très grave. C’est une souffrance bien sûr. Mais le pire, c’est que c’est aussi une joie.
67. “Un condamné à mort s’est échappé” de Robert Bresson (1956) avec François Leterrier, Charles Le Clainche, Maurice Beerblock, Roger Planchon
Un peu plus de dix ans après la Libération, Bresson adapte les souvenirs de captivité d’un résistant incarcéré à Lyon qui échappe à la peine de mort en s’évadant. Le film joint l’hyper concret (le détail analytique de toutes les opérations, de tout le protocole, de tous les gestes nécessaires à la réussite de l’évasion) et le hautement spirituel (conflit moral quant à la nécessité de se débarrasser d’un codétenu, dialogue récurrent avec un prêtre). Le film a obtenu le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes.
68. “Le Pont du Nord” de Jacques Rivette (1981) avec Bulle Ogier, Pascale Ogier, Pierre Clémenti, Jean-François Stévenin
Bulle Ogier reprend un de ses anciens personnages, mais écrit par un autre cinéaste, Rainer Werner Fassbinder. Elle est à nouveau Marie, une ancienne terroriste. Elle sort de prison, ne sait que faire ni où aller dans un monde en fin de transformation : fin du giscardisme, élection de Mitterrand, solde définitif de tous les rêves révolutionnaires. Pour survivre, il lui faut un guide, une étrange fille, aguerrie comme un soldat au monde moderne, une créature post-punk qui sait qu’il n’y a plus de futur, Pascale Ogier (fille de Bulle et comète fulgurante du cinéma des années 80). C’est Don Quichotte à Paris (un Paris-chantier en proie à une révolution urbaniste), c’est du Rivette froid et sec, sans la drôlerie charmeuse de ses chefs-d’œuvre seventies. Un grand film cold wave.
69. “Le Trou” de Jacques Becker (1960) avec Philippe Leroy-Beaulieu, Jean Keraudy, Marc Michel, Michel Constantin, Paul Préboist
L’autre grand film d’évasion du classement avec Un condamné à mort s’est échappé (car, pourquoi le cacher plus longtemps, La Grande Illusion a été boudé par ce top 100 – blasphème! – et La Vache et le Prisonnier aussi !). Le Trou est l’ultime film de Jacques Becker, qui meurt à la fin du montage. C’est aussi le plus beau. Un jeune prisonnier (Marc Michel, juste avant Lola) est affecté dans une nouvelle cellule et découvre que les occupants fomentent leur évasion. Des liens se nouent, de la suspicion aussi. La plus grande attention est accordée aux préparatifs, au labeur, aux complications, mais à l’ascèse formelle bressonienne, Becker oppose un goût de la peinture de caractère et de l’identification aux personnages, un réalisme psychologique en profondeur qui rend palpitantes les avanies de cette petite communauté humaine. Avec Falbalas (93e), Le Trou est un des deux films classés de Jacques Becker (car dans la série “nous ne respectons rien”, Casque d’or n’a pas non plus réussi a se faufiler dans le top 100).
70. “Adieu Phillippine”, de Jacques Rozier (1962) avec Jean-Claude Aimini, Yveline Cery, Stéfania Sabatini, Maurice Garrel.
Deux ans avant Les Parapluies de Cherbourg, un film commençait déjà par la mobilisation d’un jeune homme pour la Guerre d’Algérie. Pour lui en revanche, la nouvelle ne marque pas le coup d’arrêt d’une histoire d’amour. C’est l’occasion au contraire de faire le zouave pendant quelques jours en Corse avec deux filles drolatiques, draguées a l’occasion. Imprévisible, euphorisant, invraisemblablement juvénile et vivant, un des films les plus chimiquement purs de l’esthétique Nouvelle Vague.
71. “Rois et Reine”, de Arnaud Desplechin (2004) avec Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos, Catherine Deneuve, Hippolyte Girardot, Magali Woch, Jean-Paul Roussillon, Maurice Garrel, Noémie Lvovsky
Le troisième film d’Arnaud Desplechin dans ce classement, au-dessus de Comment je me suis disputé (80e) et Esther Kahn (88e). Ce qui en fait le cinéaste le plus représenté parmi les moins de 60 ans (mais certains de ses contemporains ont en revanche des films classés plus haut). De Rois et Reine, on retiendra un filmage en caméra portée sous influence 24h qui transforme la moindre dispute entre deux ex en happening de film d’action, la composition scénariste virtuose qui voit les deux personnage principaux ne se croiser que dix minutes sur deux heures trente, la lettre bergmanienne et folle de Maurice Garrel revenu des morts à sa fille, et enfin, dans l’extrait ci-joint, l’irrésistible crise de nerfs de l’interné Amalric face à sa psy fair-play, qui bien qu’interprétée par Catherine Deneuve, se voit traité de “petite connasse”.
72. “Mes petites amoureuses”, de Jean Eustache (1974) avec Martin Loeb, Jacques Romain, Jacqueline Dufranne, Ingrid Caven, Maurice Pialat
Dans la foulée du succès générationnel de La Maman et la Putain, Eustache décrit l’éveil amoureux et sexuel d’un adolescent déraciné. Une chronique rêche, probablement marquée par le souvenir de L’Enfance nue de Maurice Pialat, qui apparaît justement dans le film. Un des trois films d’Eustache dans le top 100.
73. “L’Armée des ombres”, de Jean-Pierre Melville (1969) avec Lino Ventura, Simone Signoret, Claude Mann, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel, Serge Reggiani, Paul Crochet, Alain Libolt
Les agissements puis le démantèlement d’un réseau de résistants dans la France occupée de 1942. La stylisation tout en métonymie de Melville sied idéalement aux actions clandestines de la Résistance et à la traque nazie. Elle donne aussi un relief saisissant aux fugitives scènes de torture. La glaciation melvillienne atteint son plein régime. Le tracé est net mais le sens suspendu. Comme cet ultime regard à la fois interrogatif et perplexe de Signoret lorsque ses complices l’abattent.
74. “Les Dames du bois de Boulogne”, de Robert Bresson (1945) avec Maria Casares, Paul Bernard, Elina Labourdette, Jean Marchat, Lucienne Bogaert
Inspiré d’un fragment de Jacques le fataliste de Diderot, dialogué par Cocteau – qui pique pour l’occasion au poète Pierre Reverdy la célèbre formule “Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour“, Les Dames du bois de Boulogne, c’est déjà du Bresson mais pas encore complètement ce qu’il baptisera du “cinématographe”. La mise en scène est d’une sophistication éblouissante mais elle n’accomplit pas encore le saut représentatif (vers l’abstraction, l’anti-naturalisme) mis en place dès le film suivant (Journal d’un curé de campagne en 1951). Le film appartient encore un peu au reste du cinéma français, en partage encore ses stars. Et Maria Casarès, qu’on pouvait voir au meme moment dans Les Enfants du Paradis, est géniale. On retrouvera la jeune Elina Labourdette seize ans plus tard en bourgeoise middle age un peu folle dans Lola de Jacques Demy – adorateur absolu de ces Dames du bois de Boulogne.
75. “L’Amour d’une femme”, de Jean Grémillon (1953) avec Micheline Presle, Massimo Girotti, Gaby Morlay, Julien Carette, Roland Lesaffre
Le dernier film de Jean Grémillon et un des plus beaux – en tout cas des plus émouvants. Dix ans après Le ciel est à vous et son personnage de femme d’abord discrète (Madeleine Renaud) gagnée tardivement par le virus de l’aviation et faisant tomber des records, Jean Grémillon, le plus féministe des cinéastes français de l’âge classique, explore encore le motif de l’héroïsme féminin et la faible tolérance de la société à son endroit. Micheline Presle campe une jeune femme médecin qui s’installe à l’île d’Ouessant et peine à se faire accepter par une population habituée à confier sa santé à une figure masculine. Et lorsque finalement, grâce à des exploits, la foule la portera en triomphe, elle perdra au change l’amour. Micheline Presle est parfaite en médecin téméraire, mais c’est surtout Gaby Morlay qui ramasse la mise en vieille instit qui en sait long sur la vie.
76. “Le Deuxième Souffle”, de Jean-Pierre Melville (1966) avec Lino Ventura, Paul Meurisse, Christine Fabréga et Raymond Pellegrin
Un truand qui ne transige pas avec son code d’honneur, un commissaire opiniâtre à la Javert, un casse qui tourne mal… Melville rompt avec la tradition mi-réaliste mi-pittoresque du cinéma criminel français et met en place son système formel fait d’épure et de stylisation glacée (sans atteindre encore les cimes de fantomisation du monde de ses films suivants). Un film encore hybride, porté par un Ventura à son meilleur. Un des trois films de Melville classé dans ce top 100 (les deux autres sont plus haut). A ne pas confondre avec le remake gênant qu’en a tiré 40 ans plus tard Alain Corneau, avec Auteuil, Cantona et Dutronc.
77. “Choses secrètes”, de Jean-Claude Brisseau (2002) avec Sabrina Seyvecou et Coralie Revel
Deux jeunes femmes s’évadent de leur condition sociale et gravissent les échelons de la société en usant de leurs appas sexuels. Mais ceux qui tiennent les ficelles du jeu social ne feront qu’une bouchée de leur cynisme naïf. Un conte moral, croisant Sade et Hitchcock, où la mise en scène de Brisseau déploie toute sa puissance d’embrasement. Le seul film du cinéaste dans le top 100 général (mais Noce blanche et Un Jeu brutal ont été cités dans plusieurs classements individuels).
78. “La Maison des bois”, de Maurice Pialat (1971) avec Pierre Doris, Jacqueline Dufranne, Agathe Nathanson et Fernand Gravey
Eh oui ! Le 78e plus beau film français est une série télé. Une série en sept épisodes diffusée sur la deuxième chaîne de l’ORTF en septembre et octobre 1971. A cette époque, Pialat, pourtant presque quinquagénaire, n’avait réalisé qu’un long métrage, L’Enfance nue, qui n’avait obtenu qu’un succès d’estime. Il faudra attendre l’année suivante et le triomphe de Nous ne vieillirons pas ensemble pour qu’il devienne un des ténors du cinéma français. Cette fresque historique de la Première Guerre mondiale comporte certaines des plus belles scènes qu’il ait jamais tournées.
79. “Angèle”, de Marcel Pagnol (1934) avec Orane Demazis, Fernandel, Edouard Delmont, Jean Servais, Charles Blavette, Henri Rellys
Après avoir délégué la réalisation de l’adaptation triomphale de ses pièces Marius et Fanny (à Alexandre Korda puis Marc Allégret), et avant de mettre en scène lui-même le troisième épisode (César), Pagnol révèle un talent hors pair de cinéaste avec ce mélo très noir adapté de Giono. Orane Demazis, au jeu si particulier et poignant, y incarne une jeune fille poussée à la prostitution par un amant vénal puis séquestrée par son père. Mais heureusement, il y a Fernandel, génial Sganarelle méridional. Gros sanglots assurés.
80. “Sauve qui peut (la vie)”, de Jean-Luc Godard (1980) avec Isabelle Huppert, Jacques Dutronc, Nathalie Baye
Après douze ans de cinéma militant puis expérimentations vidéo hors des circuits traditionnels, Godard revient au cinéma “commercial” (disons distribué dans des salles) de fiction (presque narratif, mais à sa façon) et avec vedettes (Huppert, Dutronc, Baye, tous trois magnifiques). Godard scrute le monde d’après. D’après les utopies révolutionnaires, d’après la croissance et le plein emploi, un monde froid et marchand, où le corps humain est un produit comme un autre. Et pour mieux décomposer ce monde en déliquescence, il ne fallait pas moins que les plus beaux ralentis de l’histoire du cinéma.
81. “Comment je me suis disputé (ou ma vie sexuelle)”, d’Arnaud Desplechin (1996) avec Mathieu Amalric, Emmanuelle Devos, Jeanne Balibar, Marianne Denicourt, Emmanuel Salinger, Chiara Mastroianni, Denis Podalydès
L’histoire d’un prof de fac a mi-temps qui avait le sentiment de n’avoir qu’une moitié de vie. L’histoire de sentiments suspendus entre trois femmes et trois figures désirées ou désirantes. L’histoire d’une thèse qui ne s’écrit pas. L’histoire d’une rivalité mimétique obsédante avec un double bouffon. Une polyphonie d’histoires dans un film au romanesque touffu qui a frappé de plein fouet une génération et continue d’exercer sur les suivantes son charme magnétique.
82. “Le Charme discret de la bourgeoisie”, de Luis Buñuel (1972) avec Fernando Rey, Delphine Seyrig, Stéphane Audran, Jean-Pierre Cassel, Bulle Ogier, Claude Piéplu, Michel Piccoli
Quoi de plus contrariant pour la bourgeoisie qu’un dîner sans cesse repoussé ? C’est l’argument ténu d’un étourdissant marabout’d’ficelle signé Buñuel et son scénariste Jean-Claude Carrière. Le théâtre social policé de la France pompidolienne, représentée par ses plus brillantes vedettes (qui s’amusent beaucoup), y connaît de furieux dérèglements. Un délire total ordonné avec la précision et la rigueur d’un jardin à la française. Facétieux et irrésistible.
83. “Peau d’âne”, de Jacques Demy (1970) avec Catherine Deneuve, Jean Marais, Jacques Perrin, Delphine Seyrig, Micheline Presle, Fernand Ledoux
Depuis 40 ans, les ébats œdipiens de la princesse travestie en peau d’âne subjuguent les générations successives des enfants de France. Une pincée d’hommage à Cocteau, une louche de Psychanalyse des contes de fée, un souffle d’obsessions personnelles (l’inceste), un bout de cake d’amour, une fée à la voix ensorceleuse de Delphine Seyrig et un doigt de Catherine Deneuve, la recette est parfaite et parfaitement exécutée.
84. “Van Gogh”, de Maurice Pialat (1991) avec Jacques Dutronc, Bernard Le Coq, Alexandra London, Elsa Zylberstein
Dutronc idéal en Van Gogh ou Van Gogh génial dans le rôle de Jacques Dutronc ? Le naturalisme à base d’osmose entre personne et personnage propre à Pialat s’éploie en pleine lumière de l’Ile-de-France. Sur un destin très dur, un des films paradoxalement les plus doux de son auteur. Un des quatre films de Pialat dans le top 100.
85. “Mon oncle”, de et avec Jacques Tati (1958) avec Jean-Pierre Zola et Adrienne Servantie
A l’aube du gaullisme présidentiel, Tati représente la France traditionnelle et populaire d’avant-guerre larguée dans la grande transformation des 30 glorieuses, sa croissance vertigineuse et sa course à la consommation. Mais l’horreur moderne (cette villa Arpel invivable) est dotée néanmoins d’une grâce cinégénique inouïe. Prix spécial à Cannes en 1958, Oscar du meilleur film étranger, le film est un des deux films de Tati du top 100 (l’autre est beaucoup plus haut).
86. “L’Année dernière à Marienbad”, d’Alain Resnais (1961) avec Delphine Seyrig, Sacha Pitoef, Giorgio Albertazzi
Après Duras (Hiroshima, mon amour), Robbe-Grillet. Alain Resnais catapulte le Nouveau Roman au cœur d’un cinéma français lui-même en grand chambardement. Des couloirs, des miroirs, Seyrig sublime dans ses robes Chanel (prime à celle au col de plumes), des travellings fous et des jardins labyrinthes qui préfigurent le Shining de Kubrick, un jeu de société avec des allumettes qui rend fou et une histoire si alambiquée que personne ne l’a jamais comprise.
87. “Remorques”, de Jean Grémillon (1941) avec Jean Gabin, Michèle Morgan, Madeleine Renaud, Fernand Ledoux
Interrompu par l’entrée en guerre de 39, repris deux ans plus tard alors que ses deux stars avaient gagné les Etats-Unis, le tournage de Remorques fut difficile. Son récit n’est pas très gai non plus. Grémillon reforme le couple mythique du hit de Marcel Carné Quai des brumes mais les plonge dans un quotidien décapé de tout vernis poétique. Le film a cette beauté âpre propre à Grémillon, cinéaste régulièrement redécouvert (encore récemment, les Cahiers du cinéma lui consacraient un riche dossier) et dont trois films figurent dans ce top 100.
88. “Esther Kahn”, d’Arnaud Desplechin (2000) avec Summer Phoenix, Ian Holm, Frances Barber, Fabrice Desplechin, Emmanuelle Devos
Le jeune prodige du nouveau cinéma français des années 90 aborde l’an 2000 de l’autre côté de la Manche, avec en tête le romanesque fiévreux du Truffaut anglophone (Les Deux Anglaises et le continent) croisé avec le Bergman d’Après la répétition et le Cassavetes d’Opening Night. Le choc stylistique est détonnant, mixant classicisme, maniérisme et baroque . Une jeune femme emprunte le détour du théâtre pour éprouver son être-au-monde. A la fin, elle en est sûre, elle existe. Et avec quelle intensité.
89. “L’Amour fou”, de Jacques Rivette (1969) avec Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon
Quatre heures douze. Il n’en faut pas moins à Jacques Rivette pour scanner la dislocation d’un couple, la dislocation d’un psychisme aussi. Celui de Claire (Bulle Ogier), une comédienne dirigée par son compagnon Sébastien (Jean-Pierre Kalfon). Il ne faut presque rien, un léger dérapage lors d’une répétition, pour qu’un lien se défasse. Un lien conjugal, un lien social, puis les liens de la raison dans leur ensemble. Pendant 4 heures 12, Claire plonge et Rivette fait de ce chemin vers la catatonie une odyssée. Un des quatre films du cinéaste classé dans ce top 100.
90. “Faisons un rêve”, de et avec Sacha Guitry (1936) avec Raimu, Jacqueline Delubac, Arletty, Michel Simon, Marguerite Moreno
Un homme qui a découché cherche un alibi auprès de son avocat, dont il ignore qu’il a lui-même passé la nuit avec son épouse. Un mari, une femme, tous deux infidèles et cocus, l’alibi du premier qui est l’amant de la seconde, et le mensonge généralisé, comme un sport de riche, acrobate et badin. Toute la légèreté du théâtre de Guitry alliée à son intelligence minimaliste de la mise en scène de cinéma. Avec en prime un face-à-face savoureux entre un Raimu arraché à sa zone de confort de gouaille pagnolesque et un Guitry toujours inégalable dans le port élégant de la robe de chambre pour homme.
91. “La Femme infidèle”, de Claude Chabrol (1969) avec Michel Bouquet, Stéphane Audran, Maurice Ronet
Une femme, son mari, son amant, mais la circulation entre les trois est moins réjouissante et libertine que chez Sacha Guitry (que Chabrol pourtant adorait). Les liens chez Chabrol sont le plus souvent de sang et le crime devient l’inattendue relance de l’amour conjugal. Le film fait peur, dans sa façon de scruter la monstruosité tapie dans la plus parfaite normalité, de mettre à jour la joie barbare du sacrifice. Mais la peur est érogène. Et le regard de Chabrol sur son égérie et compagne Stéphane Audran n’a jamais été aussi désirant.
92. “La Chamade”, d’Alain Cavalier (1968) avec Catherine Deneuve, Michel Piccoli, Roger Van Hool, Amidou
Françoise Sagan était déjà la chroniqueuse privilégiée des états d’âme d’une nouvelle bourgeoisie oisive et frivole qui n’avait pas connu la guerre, Catherine Deneuve, de pied en cap en Saint Laurent, était déjà la plus belle actrice de France et l’icône du cinéma d’auteur, Piccoli avait toujours son impeccable détachement. Mais Alain Cavalier, lui, n’avait pas encore accompli la mue qui le mènerait à se défaire de tous les oripeaux du cinéma traditionnel pour filmer seul en petite caméra. La Chamade appartient à la partie reniée de son œuvre. Cette étude fouillée des contradictions du désir est pourtant un bien beau film.
93. “Falbalas”, de Jacques Becker (1945) avec Micheline Presle, Raymond Rouleau, Jean Chevrier, Gabrielle Dorziat, Jeanne Fusier-Gir
Un homme tombe amoureux d’une créature qui ressemble à ses créations. L’argument ressemble à de la littérature gothique, entre Mérimée (La Vénus d’Ille) et Villiers de l’Isle-Adam (L’Eve future), mais Jacques Becker lui donne sa forme contemporaine dans une France, qui après la fortune internationale de Chanel et Poiret et celle encore en germe de Christian Dior, a fait de la haute couture un mythe national. Raymond Rouleau incarne donc un génie de la mode autodestructeur, dont la perte prend les traits d’une innocente jeune fille, sosie du mannequin de cire que lequel il taille ses robes. Un belle histoire de damnation – et accessoirement le film préféré de Jean Paul Gaultier.
94. “La Baie des anges”, de Jacques Demy (1963) avec Jeanne Moreau, Claude Mann, Paul Guers
Jeanne Moreau, reconfigurée en Marilyn (décolorée et vêtue d’une sublime robe Cardin reproduisant les étranges motifs floraux de la robe de Marilyn dans Something’s Got to Give), sillone les casinos de la Côte d’Azur, pour jouer jusqu’à son dernier centime en poche. Superbe portrait d’une picaresque aventurière, dont l’addiction est une forme de liberté paradoxale. Un conte amer, où la part d’enchantement propre à Demy est éradiquée. Un des cinq films du cinéastes dans le top 100.
95. “Une femme est une femme”, de Jean-Luc Godard (1961) avec Anna Karina, Jean-Paul Belmondo, Jean-Claude Brialy, Marie Dubois, Jeanne Moreau.
Avec Michel Legrand à la musique, Bernard Evein et Jacqueline Moreau aux décors et costumes, Godard s’approprie la team toute jeune de Jacques Demy (dont le premier film Lola vient de sortir) et rend un hommage à la comédie musicale (et au passage à la scène de cabaret de Lola). Le tout sur une charmante intrigue d’amitié amoureuse à trois. Un des films les plus euphoriques, enjoués, charmeurs de la Nouvelle Vague. Un sommet de lyrisme pop. Et un des sept films de Godard dans le top 100, ce qui en fait le cinéaste le plus classé (who else?).
96. “Dieu seul me voit”, de Bruno Podalydès (1998) avec Denis Podalydès, Jeanne Balibar, Michel Vuillermoz, Jean-Noel Brouté, Daniel Ceccaldi, Isabelle Candelier
Il s’appelle Albert Jeanjean et ne sait jamais ce qu’il fait. A peine entrevoit-il les contours d’une décision, que toutes ses facultés mentales quittent brutalement leur orbite pour lui faire adopter un point de vue strictement inverse. Difficile de s’engager dans la vie avec une boussole aussi peu sûre. Dans la famille du jeune cinéma français introspectif et existentiel des années 90, Desplechin fut le surdoué et Podalydès le petit cousin un peu pitre. Mais ses facéties irrésistibles n’excluaient pas une élégance de trait et une sensibilité hors pair.
97. “Le Sauvage”, de Jean-Paul Rappeneau (1975) avec Catherine Deneuve, Yves Montand, Luigi Vannucchi, Tony Roberts
Rappeneau, grand couturier de la comédie populaire française, genre davantage propice au discount grossier qu’à la confection raffinée. Yves Montand, parfait en grand singe hirsute, et Deneuve, chahutée comme jamais, rejoue sous les tropiques une hilarante guerre des sexes d’ascendance hawksienne. Etincelant de bout en bout.
98. “Travolta et moi”, de Patricia Mazuy (1993) avec Leslie Azoulay, Julien Guerin, Thomas Klotz
L’adolescence est moins une transition que le contact furieux de deux états contradictoires. Ce choc entre deux états, Patricia Mazuy, cinéaste trop rare, et néanmoins précieuse (Peaux de vaches, Saint-Cyr) le projette à chaque strate du film : il y a l’enfance et l’âge adulte, le disco (les Bee Gees dans la première partie) et le punk (les Clash à la fin), le feu (du fourneau de la boulangerie des parents) et la glace (de la patinoire), la colère et l’amour, Travolta et moi. Peut-être le plus beau film ever sur ce spasme inouï et ininterrompu, ce chaud et froid permanent qu’est l’expérience adolescente.
99. “Corps à cœur”, de Paul Vecchiali avec Hélène Surgère, Nicolas Silberg, Madeleine Robinson, Sonia Saviange
La passion d’une jeune garagiste et d’une pharmacienne mûrissante qui se dérobe à lui. Sublime et sublimation. Vecchiali ressuscite le mélodrame populaire des années 30 avec une ferveur de grand croyant.
100. “L’Apollonide”, de Bertrand Bonello avec Noémie Lvovski, Adèle Haenel, Hafsia Herzi, Judith Lou Lévy, Jacques Nolot, Jasmine Trinca, Esther Garrel
De la prostitution, un dicton populaire affirme qu’il est le plus vieux métier du monde. Pour une fois, ça se voit. On ne voit même que ça. Bonello filme une fatigue qui n’a plus d’âge, remonte à des millénaires. Le poids de toutes les passes depuis l’aube de l’humanité semble peser sur chaque geste alangui des pourtant si jeunes pensionnaires de l’Apollonide. Un grand film toxique et suave.
To be continued...