Les sorties conjointes de La Nuit du Chasseur (en DVD) et des Bêtes du Sud sauvage (en salles) nous replongent dans une histoire secrète du cinéma américain, celle du Southern Gothic. Traditionnellement le gothique renvoie plutôt à la Nouvelle-Angleterre, à une terreur puritaine déposée par l'Europe du Nord dans l'Amérique du Nord : du Baltimore d'Egdar Poe au Twixt de Coppola. Le gothique du Sud est plus complexe et excitant parce que fondé sur une série de contradictions. Du Southern on déduit le soleil, la chaleur, la torpeur, la pauvreté, la Grande Dépression, tout ce qui plie les corps - une série d'horizontalités. Du gothique au contraire, on retient la raideur, la religion, l'architecture, la droiture - une verticalité qui dans le contexte du Sud devient vite délabrée, branlante, ruinée. Par ailleurs les larges territoires du Sud divergent : entre la sécheresse des champs de blé (Faulkner) et la moiteur des bayous, le climat hostile apparente vite l'homme à l'animal. Une force ronge et détruit - sexe, pulsion, possession - ; une fièvre menace de faire basculer dans l'hallucination. Le gothique devient le lieu de cet excès, de cette extravagance.
La fresque Southern Gothic est passée par des moments divers ; lisière du réel et du document pendant la Grande Dépression ; naturalisme deleuzien de l'image-pulsion avec Tennessee Williams ; terreur de l'Amérique profonde dans les années 70 ; et aujourd'hui, lyrisme contemplatif dans la foulée de Malick, avec Jeff Nichols ou Benh Zeitlin. Il n'y a plus guère que ce vieux fou d'Herzog pour aller chercher les excès gothiques au Texas (Into the Abyss) ou à la Nouvelle-Orléans (Bad Lieutenant). Sinon le Southern, apaisé et bucolique, risque de perdre son Gothic (Stéphane Delorme).
Si le Southern Gothic dessine les contours d'un environnement rural qui impose son propre tempo, le genre suppose déjà l'accord sur un découpage territorial : des Etats qui s'étendent sur une large bande courant du Texas de Terrence Malick à la Virginie de studio de La Nuit du Chasseur (Charles Laughton, 1955)*. Cette cartographie témoigne d'abord d'un partage historique racial (voir l'Alabama raciste et divisée dans Du silence et des ombres, de Robert Mulligan, 1962) qui s'est depuis réactualisé : la Louisiane dysfonctionnelle de Tennessee Williams devenant, post-Katrina, l' " underworld " à la dérive des Bêtes du Sud sauvage. Entre les deux, on traverse le Mississipi vicieux de Baby Doll (Elia Kazan, 1956), la Géorgie misérable des bouseux de Délivrance (John Boorman, 1972), la Floride poisseuse de La Forêt interdite (Nicholas Ray, 1958), la Caroline à l'abandon de David Gordon Green ( " a broken land ", selon George Washington, 2000). Si les représentations abondent tout au long de la lutte pour les droits civiques, le regard s'en est détourné dans les années 80-90 au profit de régions plus clinquantes, malgré une renaissance récente autour de Katrina [...] Sans en être le berceau, le Sud ressasse l'idée d'un retour aux origines de l'Amérique, terre promise (Malick) et maudite (L'Autre Rive, David Gordon Green, 2004). La rencontre de ce bastion afro-américain et d'une culture white trash favorise cette cristallisation des affects essentielle à l'émulsion Southern Gothic. Face à cette frontière mentale s'ajoute une affinité régionale pour le merveilleux, entretenue par une tradition orale d'histoires de fantômes. Le Southern Gothic s'inscrit contre l'horizon déserté du western et le folklore de l'Americana du Midwest, y opposant la splendeur d'une nature habitée et vivace, jonchée de marqueurs symboliques (le fleuve, la cabane, les rails). Devant le surgissement d'une telle étrangeté, est-on encore chez soi ou au milieu de nulle part, tels les campeurs de Délivrance remontant en canoë le cours d'un monde caché, ou les garçonnets de Mud (Jeff Nichols, 2012) découvrant près de chez eux une île mystérieuse ? (Clémentine Gallot).
*Les états concernés : Texas - Louisiane - Arkansas - Mississipi - Alabama - Géorgie - Floride - Caroline du Sud - Caroline du Nord - Virginie
Les sorties conjointes de La Nuit du Chasseur (en DVD) et des Bêtes du Sud sauvage (en salles) nous replongent dans une histoire secrète du cinéma américain, celle du Southern Gothic. Traditionnellement le gothique renvoie plutôt à la Nouvelle-Angleterre, à une terreur puritaine déposée par l'Europe du Nord dans l'Amérique du Nord : du Baltimore d'Egdar Poe au Twixt de Coppola. Le gothique du Sud est plus complexe et excitant parce que fondé sur une série de contradictions. Du Southern on déduit le soleil, la chaleur, la torpeur, la pauvreté, la Grande Dépression, tout ce qui plie les corps - une série d'horizontalités. Du gothique au contraire, on retient la raideur, la religion, l'architecture, la droiture - une verticalité qui dans le contexte du Sud devient vite délabrée, branlante, ruinée. Par ailleurs les larges territoires du Sud divergent : entre la sécheresse des champs de blé (Faulkner) et la moiteur des bayous, le climat hostile apparente vite l'homme à l'animal. Une force ronge et détruit - sexe, pulsion, possession - ; une fièvre menace de faire basculer dans l'hallucination. Le gothique devient le lieu de cet excès, de cette extravagance.
La fresque Southern Gothic est passée par des moments divers ; lisière du réel et du document pendant la Grande Dépression ; naturalisme deleuzien de l'image-pulsion avec Tennessee Williams ; terreur de l'Amérique profonde dans les années 70 ; et aujourd'hui, lyrisme contemplatif dans la foulée de Malick, avec Jeff Nichols ou Benh Zeitlin. Il n'y a plus guère que ce vieux fou d'Herzog pour aller chercher les excès gothiques au Texas (Into the Abyss) ou à la Nouvelle-Orléans (Bad Lieutenant). Sinon le Southern, apaisé et bucolique, risque de perdre son Gothic (Stéphane Delorme).
Si le Southern Gothic dessine les contours d'un environnement rural qui impose son propre tempo, le genre suppose déjà l'accord sur un découpage territorial : des Etats qui s'étendent sur une large bande courant du Texas de Terrence Malick à la Virginie de studio de La Nuit du Chasseur (Charles Laughton, 1955)*. Cette cartographie témoigne d'abord d'un partage historique racial (voir l'Alabama raciste et divisée dans Du silence et des ombres, de Robert Mulligan, 1962) qui s'est depuis réactualisé : la Louisiane dysfonctionnelle de Tennessee Williams devenant, post-Katrina, l' " underworld " à la dérive des Bêtes du Sud sauvage. Entre les deux, on traverse le Mississipi vicieux de Baby Doll (Elia Kazan, 1956), la Géorgie misérable des bouseux de Délivrance (John Boorman, 1972), la Floride poisseuse de La Forêt interdite (Nicholas Ray, 1958), la Caroline à l'abandon de David Gordon Green ( " a broken land ", selon George Washington, 2000). Si les représentations abondent tout au long de la lutte pour les droits civiques, le regard s'en est détourné dans les années 80-90 au profit de régions plus clinquantes, malgré une renaissance récente autour de Katrina [...] Sans en être le berceau, le Sud ressasse l'idée d'un retour aux origines de l'Amérique, terre promise (Malick) et maudite (L'Autre Rive, David Gordon Green, 2004). La rencontre de ce bastion afro-américain et d'une culture white trash favorise cette cristallisation des affects essentielle à l'émulsion Southern Gothic. Face à cette frontière mentale s'ajoute une affinité régionale pour le merveilleux, entretenue par une tradition orale d'histoires de fantômes. Le Southern Gothic s'inscrit contre l'horizon déserté du western et le folklore de l'Americana du Midwest, y opposant la splendeur d'une nature habitée et vivace, jonchée de marqueurs symboliques (le fleuve, la cabane, les rails). Devant le surgissement d'une telle étrangeté, est-on encore chez soi ou au milieu de nulle part, tels les campeurs de Délivrance remontant en canoë le cours d'un monde caché, ou les garçonnets de Mud (Jeff Nichols, 2012) découvrant près de chez eux une île mystérieuse ? (Clémentine Gallot).
*Les états concernés : Texas - Louisiane - Arkansas - Mississipi - Alabama - Géorgie - Floride - Caroline du Sud - Caroline du Nord - Virginie