[Interview] Yorda : est-il vraiment si méchant ?


Par tadanobu - Le 05/07/2015

Pour inaugurer cette nouvelle rubrique, qui d'autre que celui qui en a eu l'idée ? Yorda, anciennement DarkToonLink, est un membre historique de CL. Membre du site depuis sa création, partie intégrante du forum cinéma d'où la communauté de base de CL est issue, il fut le premier à s'illustrer dans la réalisation de belles galeries et, ensuite, de magnifiques bannières. Régulièrement raillé pour son barème jugé sévère, il est l'Australien de notre communauté.


Yorda, pour commencer, essayons de mieux te connaitre : quel âge as-tu ? où habites-tu ? que fais-tu dans la vie ?

Je suis originaire de Guingamp dans les Côtes d'Armor, mais j'ai principalement vécu à Paris. J'ai 24 ans et vis aujourd'hui à Hobart en Tasmanie, ville de naissance d'Errol Flynn. Après deux années d'études, j'ai décidé d'arrêter ma licence de cinéma commencée à Paris afin de voyager. J'ai choisi l'Australie (Melbourne d'abord, puis la Tasmanie). Après un retour en France d'une année en 2013 qui m'a permis de rencontrer certains membres de CL, je suis revenu à Hobart afin de me lancer dans une licence d'études asiatiques (Asian Studies). C'était aussi et surtout pour moi l'occasion de rencontrer des étudiants internationaux et de confronter ma culture, ma façon de penser, mon rapport au monde aux leurs.


Peux-tu nous résumer ton parcours cinématographique ? Quand as-tu commencé à entretenir un rapport intime, spécifique, au cinéma ? Y a-t-il des périodes distinctes dans l'évolution de ta cinéphilie ? Que représente ton changement de pseudo dans ce parcours ?

Mon parcours cinématographique a débuté avec la sortie du Seigneur des Anneaux : La Communauté de l'Anneau (et plus généralement, l'ensemble de la trilogie), qui a été le premier film à me pousser à lire des critiques et à m'intéresser à la technique cinématographique. La première période de ma cinéphilie va donc à peu près de 2001 à 2005-2006, date à laquelle je découvre Lost in Translation, puis Nausicaä de la vallée du vent au cinéma (et Miyazaki par la même occasion). Lost in Translation a été un tournant pour moi dans la mesure où c'est sans doute le premier film qui m'a fait réaliser à quel point la notion d'action au cinéma est relative. Pour la première fois, l'action (au sens communément admis) importait peu. L'ambiance, la sensation de perdition et la relation entre les deux personnages m'intéressaient, me touchaient davantage. Cette période a trouvé son point d'orgue avec la découverte de 2001, l'odyssée de l'espace, qui fut pendant plusieurs années mon film préféré. La troisième période, entamée en 2011 et dans laquelle je suis actuellement, doit sa naissance à l'addition de plusieurs facteurs. Le plus important de ces facteurs a été ma rencontre (virtuelle) avec Red qui, par sa sensibilité et ses quelques messages laissés sur le forum cinéma puis sur CL (ces derniers ont depuis tous été supprimés...), m'a conduit sans le savoir à remettre en question toute ma cinéphilie, et mon rapport à l'art en général. La découverte de films comme L'intendant Sansho et As I was moving ahead occasionally I saw brief glimpses of beauty (eux-même mis en avant par Red sur CL) est intervenue peu après et a grandement contribué à ce changement. Enfin, je pense que mon départ pour l'Australie et les rencontres réalisées au cours de mon voyage ont également participé à cette évolution. C'est la période qui m'a fait (re)découvrir les films de Mizoguchi, Bresson, Ozu, Dreyer et Tarkovski, qui comptent aujourd'hui parmi les personnes les plus importantes de ma vie. Mon changement de pseudo n'a pas particulièrement de lien avec le cinéma, mais j'imagine qu'il témoigne lui aussi de l'évolution de ma sensibilité.


Quelle place concrète occupe le cinéma dans ta vie ? Regardes-tu beaucoup de films ? Quel temps hors visionnage consacres-tu au cinéma (lectures, consultation de sites web, réflexions, réalisation, études...) ?

Malheureusement, je regarde peu de films depuis environ un an, faute de temps. L'université et la vie étudiante occupent une grande partie de mon temps. Je consacre aussi un certain temps à penser aux films que je vois, ce qui ne me permet pas d'avoir un rythme très soutenu. Je passe en moyenne une à deux heures par jour à lire (critiques, analyses, interviews, livres), cela occupe aujourd'hui une plus grande partie de mon temps libre que le visionnage des films en lui-même. Non pas que je ressente le devoir de lire, mais ma curiosité me pousse naturellement vers ces lectures. J'aime beaucoup explorer les commentaires, les tops et les listes des membres par exemple, afin de tenter de comprendre ce qui tisse le fil conducteur de leur sensibilité, ce qui les amène à aimer un film et pas un autre. Certains messages de Red, écrits il y a plus de 5 ans, me poursuivent encore aujourd'hui par exemple. Il en va de même pour les films qui me touchent, j'ai souvent besoin de temps pour mesurer l'influence qu'ils peuvent avoir sur moi, ce qu'ils changent dans ma vie de tous les jours. J'essaie par conséquent de me concentrer sur les films qui m'intéressent vraiment quand je trouve un peu de temps libre. Je regrette simplement de ne pas pouvoir aller au cinéma plus souvent. Les places sont très chères en Australie et la distribution très limitée (c'est dans ces moments que l'on se rend compte que Paris, c'est quand même très chouette pour le cinéma...). Malgré l'évolution de ma sensibilité, j'aime toujours autant l'acte de me déplacer pour aller découvrir un film en salle, quel qu'il soit, et quelle que soit mon appréciation du film. Je crois qu'il est important de regarder des films, d'époques, de genres, de budgets, de styles, de nationalités différents. La curiosité pour la différence permet de conserver (sinon d'aiguiser) un regard critique, et c'est aussi en regardant des films mauvais que l'on mesure la valeur des autres. Et puis, on peut toujours être surpris, c'est aussi ce qui fait le charme du cinéma...


D'un point de vue plus théorique, comment le cinéma influence-t-il ou a-t-il pu influencé ta vie ?

La réponse aurait sans doute été très différente il y a quelques années... Je dirais qu'avec le temps, le cinéma (et plus généralement l'art) occupe une place de plus en plus importante dans ma vie. Mes lectures ont joué un rôle assez important dans cette évolution, et aujourd'hui je dois beaucoup à des critiques comme Bazin, Douchet, Daney, Godard ou Rosenbaum, à un écrivain comme Dostoïevski ainsi qu'aux interviews et écrits de cinéastes comme Bresson, Straub et Tarkovski. En écrivant à propos des Contes de la Lune vague après la Pluie, Jean Douchet est peut-être celui qui a le mieux défini mon rapport au cinéma et à l'art aujourd'hui : « La beauté artificielle, apprêtée, de Wakasa appelle un discours sur l'art, la vraie beauté, et l'artiste. Pour Mizoguchi, l'art doit être utile, aider les gens à vivre, à comprendre, à aimer. S'il reste extérieur, social, ritualisé, décoratif, il devient dangereux, voire mortel. La séparation entre l'artisan et l'artiste est infime. L'artisan potier fabrique des objets nécessaires à la vie de tous. L'artiste, souvent narcissique, égoïste, doit donner une image sublimée de la vie. L'artiste, tel Mizoguchi, sait qu'il doit passer par la beauté qu'il condamne pour atteindre la vérité qu'il défend. »



Ayako Wakao et Kenji Mizoguchi sur le tournage des Musiciens de Gion, 1953.




De façon générale, je suis de moins en moins sensible au cinéma d'action et de divertissement. Plus le temps passe, plus je considère le cinéma commercial comme une perversion, un danger pour la société. Le problème découle à mon avis d'un phénomène global, structurel. On définit inconsciemment le cinéma à travers les sorties hebdomadaires sur nos écrans. Or, les films qui sortent chaque semaine au cinéma ne représentent qu'une part très réduite de l'ensemble de la production. Hollywood, une partie du cinéma mainstream, la télévision et les médias ont fini par faire passer pour la norme ce qui ne l'est pas. Une grande partie du cinéma mainstream est construit sur des codes, des mécaniques (notamment dans la façon de raconter une histoire - ou le fait même de devoir raconter une histoire, comme si cela était une nécessité, de la mettre en scène, de l'interpréter, de la découper, de l'accompagner en musique, etc) avec lesquels nous avons grandi et que nous voyons donc aujourd'hui comme la norme.

Dans son ouvrage Cinéma, esthétique, politique (dont un extrait est disponible en ligne ici), Jean-Louis Comolli analyse ce phénomène à travers l'évocation du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet :

« Dans le tourbillon accéléré des images et des sons, nous voyons-nous les uns les autres ? Qui voir, qui entendre ? N'aurions-nous à voir, tous, qu'une seule et même chose ? Ce monde pris de convulsions qui saute d'écran en écran ? Ramené au visible, l'autre est observé, encagé dans ces écrans, ciblé, redouté comme un ennemi. (...) Dans une salle de cinéma aussi bien qu'en papillonnant de site en site, voir relève bien de ce que la psychanalyse a nommé « pulsion scopique » : cet irrépressible appétit de voir, tout voir, voir de plus en plus (en couleurs, en scope, en relief). Voir pour en jouir et pour jouir par là du « contrôle » exercé sur les autres. L'expression familière le souligne : « en mettre plein la vue, plein les yeux ». C'est ce « plein », cet achèvement du visible par le visible qui est devenu l'épuisant objet du nouvel Hollywood. Hier, l'usine à rêves usinait un cinéma fait de marges et de hors-champ, tel que les rêves, passés au filtre du regard intérieur du spectateur, relevaient du registre de la suggestion plus que de celui de l'illustration.

Cette pulsion qui fait le voyeur fait aussi le spectateur. Or, l'histoire du cinéma nous apprend que nombreux sont les cinéastes (de Jacques Tourneur à Abbas Kiarostami, en passant par les Straub) qui n'entendent pas satisfaire cette pulsion sans la frustrer du même coup. Montrer, oui, puisqu'il s'agit de cinéma, mais pas tout, pas tout de suite, pas n'importe comment, pas n'importe quand. Montrer en cachant, dévoiler en dérobant. C'est à cette condition que montrer peut (re)devenir un geste simplement humain, amical, confiant, loin des automatismes des mille machines du visible. Rien n'est donné au cinéma, et surtout pas la vue, rien n'est là une fois pour toutes, le regard est une construction qui implique l'aveuglement ; et le réel, si jamais il est atteint par l'enregistrement cinématographique, l'est dans son retrait devant l'avancée sans vergogne du spectacle. »

La difficulté est de réussir à s'extraire de cet impérialisme, de ce sentiment de confort et d'habitude duquel on ne souhaite pas nécessairement sortir. La curiosité et l'ouverture d'esprit sont deux notions importantes qui permettent de s'en extraire. Cela revient parfois à voir ses convictions, ses croyances cinématographiques, morales, spirituelles, ébranlées. Quand bien même cette curiosité n'entraine pas nécessairement un changement profond de regard, sa capacité à mettre à l'épreuve nos certitudes cinématographiques ne peut rendre que plus grandes encore l'estime et l'appréciation que l'on a de certains films.


Une question que beaucoup de membres t'ont déjà posée, mais qui reste malgré tout incontournable : comment expliques-tu ton barème de notation sur CinéLounge ? 3,15 de moyenne après 1332 films notés, cela semble assez extrême. D'autant plus que ton précédent profil était bien moins sévère. Certains disent que tu n'aimes pas le cinéma, ou que tu n'y prends aucun plaisir. Qu'as-tu à y répondre ? Comment un film peut-il passer de 8 à 3 ?

Je comprends que la moyenne semble extrême aux yeux de beaucoup de membres, mais elle est l'expression de sentiments sincères. Ma sensibilité a beaucoup évolué ces dernières années et l'immense majorité des films que j'ai vus sont des films qui aujourd'hui me touchent peu, ou plus. Ce sont pour beaucoup des films vus il y a cinq, dix ou quinze ans. J'explore depuis 2012 ce qui est susceptible de me parler, mais en raison d'un rythme d'exploration lent, ces films représentent encore aujourd'hui une minorité dans l'ensemble des films que j'ai vus. Du coup, le barème se retrouve très déséquilibré, avec un très grand nombre de notes basses, et très peu de notes hautes. Je ne suis évidemment pas plus insensible qu'un autre, et je ne continuerais pas à regarder des films si cela m'ennuyait. En fait, ce barème est une projection sur le long terme. Si je parvenais à voir 1000 films parmi ceux qui m'intéressent aujourd'hui, le nombre de bonnes notes serait beaucoup plus élevé et la moyenne générale remonterait facilement à 5 ou 6. Il n'y aurait donc plus ce déséquilibre. Mais comme je l'ai dit, je suis assez lent dans mon exploration, cela prendra probablement des années. Le passage d'une note de 8 à 3 découle de cette évolution progressive. Il ne s'agit pas de la relecture d'un film en particulier, mais d'un changement plus profond de rapport au média, qui transforme considérablement mes attentes, ma sensibilité, le rôle que je donne au cinéma. Les notes ne sont pas passées de 8 à 3 soudainement, cela s'est fait par « vagues », progressivement, sur plusieurs années.

Par ailleurs, je crois que le concept de sévérité (ou de générosité) est relatif et ne peut être défini sur la seule base d'une moyenne arithmétique. Pour prendre un exemple concret, je suis également membre sur RYM (Rate Your Music) et je compte une trentaine d'éclaireurs. Dans ce groupe, je suis très souvent l'un des trois ou quatre plus généreux. Il en va à peu près de même sur un site comme Mubi. Que dirait la communauté CL si elle voyait ces membres arriver ? Cela donnerait-il envie à ces membres de rester ? La perception d'un barème est nécessairement influencée par notre environnement, et la communauté présente sur CL compte finalement très peu de perceptions et de sensibilités vraiment différentes. Notre communauté n'est pas toujours prête à accueillir ces différences. Le cas récent de Barsoin en est un bon exemple. Il a très vite été vu comme un troll, une personne ne cherchant qu'à se démarquer, et c'est un procès d'intention que l'on fait encore régulièrement malheureusement.

La relativité s'applique aussi aux films que l'on voit, qui nous sont accessibles. Les films qui sortent sur nos écrans chaque semaine ne constituent finalement qu'une petite (infime ?) partie de l'ensemble de la production mondiale. Il s'agit des films bénéficiant de la plus grande visibilité, d'une large couverture médiatique (il existe aussi quelques rétrospectives, festivals, cinémas qui permettent de voir autre chose, mais cela reste très limité à grande échelle). Ces films, qui constituent 90% de notre actualité cinématographique, ne représentent peut-être que 2% de l'ensemble des films produits. Ils ne sont que la surface d'un océan qu'il ne tient qu'à chacun de découvrir. Cela rejoint la curiosité dont je parlais un peu plus tôt. C'est cette curiosité qui est susceptible d'amener certaines personnes à préférer le dernier Mad Max au dernier Michael Bay. C'est cette même curiosité qui est susceptible d'amener d'autres personnes à considérer que les différences entre ces deux films sont finalement, à grande échelle, minimes.

Malgré cette moyenne, le cinéma n'a jamais été aussi important dans ma vie qu'aujourd'hui. L'estime et l'admiration que j'ai pour certains films n'ont jamais été si grandes. J'ai pendant longtemps tenu Kubrick pour mon cinéaste préféré, mais jamais je ne l'ai considéré comme particulièrement important dans ma vie personnelle. Aujourd'hui, à l'instar d'un écrivain comme Dostoïevski, des cinéastes comme Mizoguchi, Bresson, Dreyer, Ozu et Tarkovski font partie des personnes les plus importantes et influentes de ma vie, au même titre que les personnes qui me sont proches. Ils sont mes cinéastes de chevet, des maîtres à penser. Je ne pourrais séparer leurs oeuvres de ma vie quotidienne, elles font partie intégrante de celle-ci, interagissent avec elle et m'accompagnent dans mon cheminement personnel. Elles sont mon âme sur écran.



Robert Bresson, Anne Wiazemsky et Walter Green sur le tournage d'Au hasard Balthazar, 1966.




En ce qui me concerne, j'ai cru observer chez toi un changement de sensibilité ces dernières années, assez souvent vers des films proches des courants expérimentaux et documentaires, ainsi que ceux centrés sur l'humain. Est-ce que tu confirmes cela ? Est-ce que ce fut un changement conscient ? Volontaire ?

Oui, je crois que tu as raison à propos de ces changements. Et c'est quelque chose que je dois en grande partie à Red, là encore. J'étais particulièrement intéressé par la technique cinématographique il y a quelques années, beaucoup moins par sa raison d'être. J'ai d'abord souhaité confronter ma sensibilité à des courants différents, que je connaissais peu (l'expérimental en particulier, le documentaire aussi). Et puis j'ai tenté (et tente toujours, au fil de mon exploration) de comprendre ce qui pouvait amener certains membres à aimer ces films. L'humain et certains sentiments ont pris de plus en plus d'importance dans mon appréciation d'une oeuvre. Ca a été un changement conscient mais progressif, dans lequel je suis peut-être toujours d'ailleurs.


Que représente le Japon à tes yeux ? D'un point de vue cinématographique, en plus du badge sur ton profil, on remarque 5 Ozu et 5 Mizoguchi dans ton Top 50, et tes tags les mieux notés contiennent notamment le Jidaigeki et les films des compagnies Daiei et Shochiku. Ton intérêt pour le Japon dépasse-t-il le cadre du cinéma ?

Le Japon (ou la culture japonaise) en lui-même influence peu mon ressenti. Je suis moins intéressé par la provenance d'un film ou l'époque à laquelle il a été réalisé que par sa capacité à m'émouvoir et me faire réfléchir. La forte présence de Mizoguchi et Ozu dans mon top est moins due à leur nationalité qu'à la nature de leur geste créatif et la noblesse des sentiments qu'ils défendent. Dans sa critique du Fils unique, Matthieu Santelli (Critikat) a d'ailleurs une phrase qui traduit en quelques mots ce qui m'émeut chez ces deux auteurs : « Voilà pourquoi le cinéma d'Ozu est terrassant, non pas pour ce qu'il montre de la dureté de la vie et des afflictions des personnages mais pour ce qu'il laisse entrevoir de la persistance de la noblesse des sentiments qui les animent malgré tout. »

Il y a cependant des traits de caractère chez les personnages de ces deux cinéastes qui me touchent particulièrement et que l'on retrouve dans la culture japonaise : l'humilité, la retenue et l'intériorisation des sentiments. Ces personnages se refusent souvent à faire étalage de leurs émotions, même quand ils font l'expérience de la souffrance, de la peur et de la tristesse. La capacité de Mizoguchi et Ozu à rendre visible l'invisible, à révéler l'âme de leurs personnages sans néanmoins trahir la part de mystère inhérente à chacun d'entre eux (et qui n'appartient qu'à eux - et non au spectateur, pour en revenir aux propos de Jean-Louis Comolli) est quelque chose qui m'émeut profondément...



Noriko (Setsuko Hara) dans Voyage à Tokyo, 1953.




Si je ne me trompe pas, tu as vécu longtemps en Australie. Quelle a été l'influence de ce pays et de ta vie là-bas sur ta cinéphilie ? Comment expliquer que, dans le même temps, tu n'as vu qu'une dizaine de films Australiens ?

Pour être honnête, j'étais moins intéressé par l'Australie que par la Tasmanie quand je suis venu vivre ici. C'est aussi moins l'Australie en elle-même que les rencontres (internationales en particuliers) qu'elle m'a permis de faire qui ont pu m'influencer (ce qui explique pourquoi je ne suis pas plus - ni moins - intéressé par le cinéma australien que par d'autres cinémas). Échanger avec des gens de pays, de culture, de langue différents est une expérience qui me passionne et qui a sans doute contribué à l'évolution de ma sensibilité, dans la mesure où elle ouvre des perspectives nouvelles, me donne à connaître et comprendre des façons de penser et des sensibilités qui m'étaient inconnues auparavant (ou évoquées différemment en France et en Occident, dans les médias notamment).

Pour prendre un exemple concret issu de ma vie quotidienne, ma collocation est composée ce semestre d'un américain, d'une suédoise, d'un malaysien, d'une japonaise, d'une australienne, d'un mexicain et d'une soudanaise. Nous avons commencé à discuter de ce que nous aimons, des raisons qui nous poussent à aimer un film et pas un autre, du temps que l'on consacre à des activités artistiques dans notre vie quotidienne, etc. Ils sont très curieux et souhaitent découvrir des classiques mais certains n'ont pas accès à un large choix de films dans leur pays, pour diverses raisons (certains n'avaient par exemple jamais vu de film en noir et blanc, ou muet). Je leur ai donc proposé de faire un festival « tour du monde » et ils ont été très enthousiastes. La liste est composée de 15 films : Le Silence (Suède), Rome, ville ouverte (Italie), Timbuktu (Mauritanie), Le Cheval de Turin (Hongrie), Au hasard Balthazar (France), Le Sacrifice (que j'ai pris pour représenter l'URSS, bien qu'il soit une coproduction), Dodes'Kaden (Japon), Des jours et des nuits dans la forêt (Inde), L'esprit de la ruche (Espagne), La Randonnée (Australie), Laura (Etats-Unis), Close-Up (Iran), Les hommes le dimanche (Allemagne), Sayat Nova, la couleur de la grenade (Arménie) et Los Olvidados (Mexique). Chaque semaine, nous tentons d'en regarder deux ou trois, et nous en discutons ensuite. C'est d'autant plus intéressant de connaître leur avis que plusieurs de leurs nationalités sont représentées dans le festival, ce qui nous permet d'entendre un point de vue « intérieur » (quand bien même un film ne reflète pas nécessairement le quotidien d'une personne de même nationalité ou culture), par opposition à ceux des autres, plus extérieurs. C'est pour des échanges comme celui-ci, simples mais enrichissants, que j'ai quitté Paris pour venir étudier ici.


Il me semble également que tu es passionné de jeux vidéo. Dans quelle mesure ces deux média sont-ils comparables ? Quel(s) jeu(x) t'a(ont) fait ressentir des émotions comparables cinéma ?

Le cas du jeu vidéo est intéressant. Il me semble que notre génération assiste ce à quoi les gens qui vivaient au début du XXème siècle ont assisté avec le cinéma : le développement d'un langage nouveau qui a été et reste aujourd'hui largement considéré comme un divertissement, un moyen de passer le temps. On associe encore très souvent au jeu vidéo un cahier des charges spécifique (durée de vie conséquente, quêtes à compléter, présence d'un scénario, de musiques, de donjons, de PNJ, objets à récolter, pouvoirs à acquérir, originalité, performances techniques, avoir un objectif défini, effets stylistiques attrayants, qui flattent l'oeil et qui sont souvent synonymes pour la presse et les joueurs de « poétiques, oniriques, artistiques » phénomène de surexploitation qui a d'ailleurs vidé ces mots de leur sens), et on continue de le penser comme un médium qui n'a pour vocation que d'amuser, distraire. Un dossier récent publié sur Jeuxvideo.com en témoigne. Ces codes sont dictés par une partie de l'industrie et à l'instar du cinéma, ils sont vus comme la norme par la grande majorité des joueurs. Il suffit de jeter un oeil aux nombreuses critiques portant sur la durée de vie d'un titre comme Journey, son rapport coût/durée de vie ou sur son manque d'objectifs définis et d'items à récolter (dans le cadre de Journey, ces choix ne répondent pas à une logique d'amusement mais servent un propos, une expérience intérieure) pour mesurer la fracture qui sépare aujourd'hui une partie des joueurs des aspirations nouvelles du média. C'est en cela que je trouve l'affirmation qui consiste à dire que le jeu vidéo doit par nature divertir et amuser dogmatique et éloignée de la réalité. C'est un cas d'autant plus intéressant ici que, même si l'on poursuit cette logique de coût/durée de vie (à laquelle je n'adhère pas, donc), on en trouve très vite la limite avec une oeuvre comme Journey, dont la raison d'être, l'âme véritable ne me semble pas reposer sur l'achèvement d'un objectif - quand bien même il en prendrait les formes : compléter un scénario, aller d'un point A à un point B - mais plutôt sur son invitation au renoncement, au don de soi et à la communion de deux âmes. En ce sens, la durée de vie de Journey ne saurait être évaluée en des termes objectifs (ceux issus du cahier des charges évoqué un peu plus tôt) mais plutôt sur sa capacité à émouvoir et créer de la pensée. L'émotion naissant ici de la rencontre, de l'échange, du don, d'une élévation spirituelle partagée, la durée de vie se retrouve donc potentiellement infinie dès lors qu'il y a des joueurs connectés.

Dans une interview accordée au magazine Games, Jenova Chen, le créateur de Journey, expliquait ainsi sa démarche :

« Le jeu vidéo n'est pas différent des autres médias comme les livres, la musique, les films. La finalité, c'est de communiquer une ambiance, un message critique, la volonté d'inspirer quelque chose... Mon obsession est la suivante : « Qu'est-ce que mon produit raconte aux gens ? ». Ceux-ci vont passer une demi-heure à deux heures d'affilée sur nos jeux, ce qui représente un temps dépensé (voire perdu) considérable à l'échelle de la planète. La nature du propos que je leur transmets est donc primordiale. Ce que je leur dis doit les soutenir au lieu de simplement les distraire. Plus nos jeux gagnent en popularité, plus nous savons qu'ils vont toucher du monde. Voilà pourquoi nous souhaitons aider les gens à grandir, à s'épanouir, à affronter l'existence avec un appétit de vivre toujours plus grand. »

Je crois que cette vision n'est finalement pas si éloignée de celle décrite par Jean Douchet.



Journey (PS3), thatgamecompany, 2012.




Ceci-dit, le jeu vidéo rencontre des obstacles importants dans sa quête d'autonomie. Le premier est celui qui voit son langage (l'interaction) être bloqué par l'influence grandissante des autres arts, et en particulier celle du cinéma qui impose de plus en plus la « cinématographie » comme maturité vidéoludique. S'il veut être considéré comme un art, le jeu vidéo doit résoudre l'équation qui légitime l'interaction - ou toute autre composante qui n'appartient qu'à lui - dans la fabrication d'un sentiment, d'une idée qui le dépasse (et non plus la fabrication d'une satisfaction, d'un plaisir immédiats). C'est en cela qu'à mes yeux, un titre comme The Last of Us, sous ses contours de jeu adulte, asservit le jeu vidéo, le soumet et le met en danger, là où un titre comme Journey (dont l'interaction ne saurait être une fin en soi, à l'image de la caméra au cinéma, elle est au service d'une raison d'être, d'une cause supérieure), l'émancipe et le grandit. Je crois en une maturité vidéoludique qui ne vienne pas de la cinématographie, mais plutôt d'un langage neuf et indépendant mis au service d'une démarche artistique. Malgré un langage encore balbutiant, des auteurs comme Fumito Ueda, Jenova Chen et Jonathan Blow ont montré que cette voie était possible.

Un autre obstacle est celui qui voit le média souvent réduit à des considérations superficielles. J'évoquais un peu plus tôt quelques uns des adjectifs qui reviennent régulièrement dans les critiques des joueurs et testeurs. Dans la quête d'indépendance du jeu vidéo, la question de notre rôle en tant que joueur et critique se pose nécessairement. J'ai le sentiment que l'on associe encore trop souvent certains stéréotypes (bucoliques notamment : champs de fleurs, envolées d'oiseaux, rayons de soleil) et certains effets aguicheurs (visuels : lumière, couleurs, angles de caméra ; sonores : sons, musiques) à la poésie. Une poésie du visible, formatée par la norme aujourd'hui en vigueur au cinéma et dans le jeu vidéo, et qui n'a plus aucun mystère. En réduisant le « poétique », « l'onirique », « l'artistique » au champ du visible, la critique a fini par desservir les jeux qu'elle tentait de défendre. En qualifiant Journey de « poétique » pour ses rayons de soleil, ses envolées de particules de sable et certaines de ses sonorités musicales, en éclipsant l'invisible au profit du visible, la critique a peut-être vidé le titre de son âme, de sa poésie véritable. Cet obstacle induit en fait une question supplémentaire : un joueur/critique n'ayant aucune connaissance culturelle autre que vidéoludique est-il capable de mesurer les aspirations nouvelles du média, l'acte par lequel il s'affranchit ? C'est une question intéressante à laquelle je n'ai pas encore de réponse. Il n'est en tout cas pas surprenant de voir que les critiques et universitaires qui ont réussi à dépasser ces considérations sont ceux ayant été capables de replacer le jeu vidéo dans un contexte plus global, en tentant d'abord de comprendre ce qui a construit la maturité et l'indépendance des autres arts, tel que le cinéma.

Quant à l'appellation « jeu vidéo », peut-être faudrait-il que l'on repense le vocabulaire utilisé (vocabulaire instauré lors de la naissance du média et qui ne semble aujourd'hui plus correspondre à son évolution et une partie de ses aspirations). Il me semble difficile aujourd'hui d'ignorer que certains créateurs ne cherchent pas à amuser ni à passer le temps, mais plutôt à faire ressentir, à poser des questions intimes, personnelles, à inviter le joueur/acteur à se questionner (sur son rapport au monde, aux autres, au bonheur...).


Qu'en est-il des autres arts et des supports proches du cinéma (Séries, télévision...) ?

Il y a beaucoup de livres et d'albums que j'aimerais découvrir, mes listes sont d'ailleurs déjà prêtes. Mais faute de temps, j'avance lentement là aussi. Ceci-dit, je voyage toujours avec quelques livres. Ceux qui m'accompagnent en ce moment sont Ulysse, Humiliés et offensés, Une saison en enfer, Anna Karenine, L'Éthique, Les Deux Étendards, Par-delà le bien et le mal, Voyage au bout de la nuit, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer et l'intégralité d'À la recherche du temps perdu, qu'il faut que je termine.

Les séries réclament beaucoup de temps et très peu m'intéressent vraiment. Bien que le format série permette un développement psychologique plus important que le format cinéma, plusieurs des séries unanimement reconnues m'ont déçu et ont peiné à me faire ressentir quelque chose de comparable à ce que j'ai ressenti devant certains films. Ca a été le cas de True detective récemment, qui est la dernière que j'ai découverte. Néanmoins, j'aime beaucoup The Wire pour la profondeur de ses personnages, son rejet de mécaniques aguicheuses, sa bienveillance envers ses personnages, son caractère vrai et humain. Je n'y trouve nul désir de flatter l'oeil, de répondre à l'attente d'un plaisir facile, immédiat, mais plutôt celui de traduire l'intériorité des personnages, leurs états d'âme en restituant ces personnages dans les structures qui les conditionnent.


Il y a plusieurs années, je te collais assez volontiers l'étiquette de "Défenseur" du cinéma d'animation. Etait-ce une fausse impression ? Est-ce que cela persiste ?

A l'instar de la nationalité, je suis moins intéressé par l'étiquette « animation » que par ce que certains films animés ont à dire et faire ressentir. Reprends moi si je trahis ta pensée, je pense que le désaccord que nous avions (toi et moi, mais cela incluait sans doute aussi d'autres membres) était que tu considérais le cinéma d'animation comme « inférieur » de part sa nature, l'absence de technique, de caméra. Tu associais (et associes peut-être toujours ?) la mise en scène à une composante physique, matérielle par nature, alors qu'elle relève avant tout de l'idée à mes yeux. La présence physique de la caméra et son mouvement importe moins que le mouvement rendu à l'écran, ce qu'il dit au sein de la construction du plan, la position qu'il donne au spectateur vis-à-vis des personnages et de l'action. En ce sens, l'animation est théoriquement tout à fait capable de rivaliser avec la prise de vues réelles.

Ceci-dit, j'ai compté pendant longtemps plusieurs oeuvres d'animation parmi mes films favoris. Les Miyazaki en particuliers (je me suis toujours senti très proche de ses héroïnes, de leurs idéaux), mais aussi des films comme Le Roi et l'oiseau, L'oeuf de l'ange, Millennium Actress, Ghost in the Shell, voire certains Pixar... Cela a sans doute contribué à construire cette image de « défenseur » de l'animation. Récemment, j'ai pu voir Le Vent se lève et Le Conte de la Princesse Kaguya, et je les ai aimés. Paradoxalement, je pense que j'aurais été moins touché par le Miyazaki si je l'avais vu il y a quelques années. Les thèmes qu'il aborde me parlent davantage aujourd'hui. Quant au Takahata, il s'agit peut-être de mon Ghibli favori. D'ailleurs, je trouve que l'ombre de Mizoguchi plane sur ces deux films.


Quel impact CinéLounge a ou a eu sur ton rapport au cinéma ?

CinéLounge a contribué à m'ouvrir à des cinémas différents, en particulier à ses débuts. Je pense que les membres les plus anciens se souviennent autant que moi de l'extraordinaire curiosité qui animait la (petite) communauté dans les quelques mois qui ont précédé puis suivi l'ouverture de site. C'est la période pendant laquelle j'ai regardé beaucoup de films que tu mettais en avant (Mujo, Uta, Cache-Cache Pastoral, Purgatoire Eroïca, La femme des sables, L'île nue, Noisy Requiem, Stalker, Les Harmonies Werckmeister, La vierge mise à nu par ses prétendants...), films qui par effet de ricochet, m'ont eux-même mené vers d'autres, plus souterrains. Ca a été une période très dense en découvertes, l'une des plus passionnantes dans mon cheminement cinéphilique. CL, au même titre que Mubi et RYM que j'ai commencé à fréquenter peu après, m'a permis de stimuler cette envie de découverte. Et puis, c'est en grande partie grâce à CL que je dois ma « rencontre » avec Red (sur le long terme, puisque nous avions déjà échangé sur le forum cinéma avant l'ouverture du site). Ne serait-ce que pour cette raison, l'impact de CL a été décisif dans mon parcours. Un grand merci à toi aussi, donc !


Un grand merci à Yorda d'avoir accepté cette interview et pris le temps d'y répondre. N'hésitez pas à prolonger les échanges et réagir dans les commentaire.
Quant à cette rubrique interview, elle devrait désormais revenir de manière régulière dans la Gazette, en milieu de vos beaux (futurs ?) articles.


Commentaires
05/07/2015 22:17:00
Notez que chacun peut réaliser une interview, donc n'hésitez pas. La Gazette est encore bien vide et ce serait à mon avis vraiment sympa qu'un peu tout le monde participe à la remplir, par des articles, des interviews ou tout autre type de texte.

Je me mets dès à présent à l'interview suivante, mais tenez-moi au courant quand vous en lancez une qu'on ne fasse pas de doublon. On pourra aussi imaginer une sorte d'interview/débat à 3 ou plus pour avoir plusieurs avis sur une même question.

Pour en revenir à l'interview en elle-même, je dois dire que je partage beaucoup ce que dis Yorda sur la visibilité accrue d'un certain type de film au détriment de beaucoup d'autres, et de la nécessité et de l'intérêt d'essayer d'aller voir au-delà.
En ce qui concerne le cinéma d'animation, je pense qu'en effet, inconsciemment et involontaire, je le place en-dessous du cinéma "classique". Je me souviens d'un débat sur un plan de Ratatouille notamment. Quant bien même les propos de Yorda sur la créativité sont tout à fait justes, les limitations et contraintes liées au matériel physique font que j'aurai toujours plus d'intérêt pour un joli travelling ou plan-séquence qu'une mise en scène en animation.
05/07/2015 22:27:39
Comment tu copies ma critique de TLOU :hap:
05/07/2015 22:31:28
Mauvais choix de bannière; les japonais ne sont pas de dos !
05/07/2015 22:32:52
J'aime bien l'idée, et l'interview est intéressante ! Vivement la prochaine ^^
05/07/2015 23:00:15
Excellente initiative !
05/07/2015 23:05:38
Très intéressant en effet, même si j'ai pas mal discuté avec Yorda de son évolution, c'est une super idée de rendre ça disponible à tous et de le dédiaboliser un peu :hap:

Sinon pour une prochaine interview je me prêterai volontiers au jeu, je pense que c'est vraiment une bonne initiative.
05/07/2015 23:38:49
Super initiative !
06/07/2015 00:22:59
Je ne connaissais pas Yorda avant de lire cette interview, mais j'ai trouvé cet article absolument passionnant et son point de vue sur le cinéma passionnant. Moi qui ne suis encore qu'à l'aube de ma cinéphilie, je me nourrie avec grand plaisir de l'avis de gens comme lui, qui parviennent à développer une pensée construite avec clarté et précision.
06/07/2015 08:18:04
J'ai tout lu, et c'est très intéressant.
Bonne initiative également ! :ok:
06/07/2015 12:16:47
Une autre, une autre !