Le Nid familial

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Commentaires
14/10/2021 19:35:31
Avis

Un très grand film que nous propose Bela Tarr pour sa première réalisation. On sent d’ailleurs que c’est un film assez éloigné de ses grands fables métaphysico-politiques qui suivront, à partir de Damnation notamment, jusqu’au Cheval de Turin. Nous ne faisons pas l’expériences de longs plans-séquences se calquant sur le temps ressenti et désirant créer chez son spectateur l’expérience de l’ennui. D’ailleurs, c’est un film pour le moins prolixe, contrairement aux autres films qui suivront du réalisateur.

Bela Tarr conçoit Le nid familial à l’aune d’une poétique réaliste. Mais son esthétique semble parfois aussi mobiliser des séquences plus expressionnistes, avec un sens du cadrage pouvant rappeler certains films muets de Sjöstrom ou Murnau. La géométrie du plan semble aussi empreinte d’influences du réalisme poétique français ; je pense notamment au cinéma de Jean Vigo et sa (très) faible profondeur de champ. André Bazin a une thèse intéressante, avec laquelle je ne suis pas forcément d’accord par ailleurs — même si elle a beaucoup plus de sens dans son contexte d’écriture, c’est-à-dire les années 1950. Il formule ainsi l’idée suivante : « la langue du cinéma comme celle d’Ésope est équivoque et il n’y a, en dépit des apparences, qu’une histoire du cinéma avant comme après 1928 : celle des rapports de l’expressionnisme et du réalisme. » Ici, Béla Tarr semble convoquer l’esthétique réaliste et l’esthétique expressionniste à travers une oeuvre ô combien naturaliste pourtant. On pourrait presque parler d’un réalisme expressionniste, formule totalement oxymorique. Il y a, dans ce film, une terrible expression du réel, un réel intense et violent. Car le sujet premier du film, c’est bien le réel, ou plutôt, le réel que l’on subit. Bela Tarr use ainsi de nombreux procédés ; c’est un film, contrairement à son oeuvre future, qui multiplie les plans, qui multiplie les coupes, c’est un film finalement assez « dynamique », notamment la première demi-heure, où Bela Tarr nous perd dans un immense brouhaha qui fait perdre à son spectateur toute notion sensitive ; le film s’assume déjà comme une expérience sensible ! Autre procédé permettant à Béla Tarr d’ancrer son spectateur dans les tourments du réel : la gestion du hors-champ. De nombreux dialogues, au sein de cette famille, dans les séquences à huis-clos, sont filmées en hors-champ, notamment les terribles réprimandes du beau-père à l’encontre de sa bru. C’est un moyen à la fois de souligner la violence des attaques du beau-père, de se concentrer sur les réactions de cette femme complètement démunie, mais également d’enfermer son spectateur dans l’enfer du réel. Ce qui amène à un troisième point essentiel de la construction esthétique de l’oeuvre : l’enfermement. La profondeur de champ est réduite au maximum, les plans sont systématiquement resserrés, ne laissant jamais voir autre chose que des personnages filmés de près à la caméra portée. Il y a une dimension éminemment politique derrière ce choix esthétique ; le réel asphyxie toute une partie du corps social qui ne peut même pas voir les beautés du monde et qui s’enlise dans la laideur du réel. Le monde ne semble pas exister par ailleurs - hormis cette séquence, dispensable au demeurant, de la grande roue. Pas de nature, pas de végétations, pas même d’éléments de ville alors que le film se calque sur un sujet précis, à savoir la crise du logement dans la Hongrie de la fin des années 1970. Le choix du noir et blanc est à nouveau judicieux et vient finalement souligner la grisaille d’un corps social qui n’a plus le temps de vivre, qui n'a plus l'énergie pour continuer de lutter, car peux eux, vivre, c'est déjà une lutte.

Le film de Bela Tarr est en cela éminemment politique. Mais je vais de nouveau citer André Bazin ; celui-ci adorait le néoréalisme italien, et, dans un texte de 1948 intitulé « Le réalisme cinématographique et l’école italienne de la libération », il avançait l’idée suivante : « Pour l’heure, le cinéma italien est beaucoup moins politique que sociologique. Je veux dire que des réalités sociales aussi concrètes que la misère, le marché noir, l’administration, la prostitution, le chômage ne semblent pas avoir encore cédé la place dans la conscience du public aux valeurs à priori de la politique. » C’est exactement ce que m’évoque Le nid familial, fiction à la forte valeur documentaire, qui est assumée dès le début du film avec ce panneau nous indiquant que le film est une histoire vraie pouvant toucher de nombreuses familles hongroises des couches populaires citadines. La dimension sociologique de l’oeuvre de Bela Tarr s’incarne également à travers une esthétique du « reportage » (c’est ainsi que Bazin qualifie certaines oeuvres néoréalistes, plus proche de reportage que du récit naturaliste selon lui), notamment dans la dernière demi-heure. Je pense notamment à deux séquences bien précises, qui se font d’ailleurs écho ; la première, c’est cette séquence qui suit la mise à la porte de la jeune femme. Celle-ci se confie, dans un long monologue, à une autre femme, qui ne semble d’ailleurs que peu concernée par ce qui lui est raconté. La jeune femme semble presque se confesser, comme si on l’interrogeait sur sa vie et que celle-ci en faisait le point spontanément, face à la caméra. Elle exprime ses douleurs, mais également les joies et l’espoir que peuvent donner la maternité dans un monde si dur, si oppressant. Une complicité semble naître entre la femme et le spectateur, comme si celle-ci s'adressait directement à nous. La seconde séquence, c’est la séquence « miroir » de la première si j’ose dire ; celle de la confession du mari. L’aspect « reportage » est poussé encore plus loin, car le jeune homme n’a pas de répondant ; on ne sait pas, d’un point de vue dramatique, à qui il s’adresse. Car son répondant, c’est tout simplement la caméra. Lui aussi exprime ses regrets, tire le bilan d’une vie ratée, gardant l’espoir malgré tout que la situation finira par s’arranger et que sa femme finira par le rejoindre quand la question du logement sera enfin traitée. On voit d'ailleurs à quel point la paternité n'est pas une source d'espoir pour lui, contrairement à la mère, ce qui me semble être intéressant d'un point de vue sociologique justement. Ce sont deux séquences très intimistes, où le réalisme est poussé à son paroxysme avec ces personnages qui semblent sous nos yeux devenir des personnes. La composante sociologique permet également d’exposer de multiples problématiques politiques ; évidemment, la question du logement est centrale, puisqu’elle est le ciment narratif du film de Bela Tarr. On peut noter d’ailleurs la séquence terrible de la jeune femme face à une administration surchargée, qui est incapable d’avoir de l’empathie, qui est incapable de donner une réponse à un corps social souffrant. Ce sont des scènes qui rappellent beaucoup les grandes oeuvres sociales de Ken Loach par exemple. Des séquences d’une grande noirceur sur les oubliés d’une nation. Mais c’est une oeuvre qui montre aussi la véritable violence du patriarcat ; car le monde que filme Bela Tarr, c’est un monde où les premières victimes sont les femmes. Elles sont, tous comme les hommes, écrasées par leur condition sociale, mais aussi écrasées par leurs « camarades sociaux » masculins, par leur famille, leur mari, leur père ou beau-père. Au-delà de la séquence du viol - séquence insoutenable, où toute la violence de l’acte s’exprime par les sons -, le personnage du beau-père est l’archétype de la destruction du corps féminin (corps au sens charnel mais aussi au sens politique). On pourrait d’ailleurs reprocher à Bela Tarr de ne pas toujours être des plus subtiles ; mais de nouveau, il embrasse avec une terrible intensité tout un réel terriblement violent. Le beau-père m’a parfois fait un peu penser aux personnages que Michael Haneke dépeindra plus tard, notamment dans Le Ruban Blanc, avec le personnage du médecin notamment, mais si nous-sommes dans un tout autre corps social.

Les préceptes esthétiques du réalisme et de l’expressionnisme semblent alors faire corps dans cette poésie filmique afin de livrer une oeuvre d’une rare authenticité. A travers une magnifique réalisation, fondée sur une parfaite maîtrise de l’architecture du plan et du montage, Bela Tarr repousse les limites du réalisme afin d’en tirer son expression la plus juste et la plus intense.